CHRONIQUE
Quelqu’un dont je tairai le nom (car je suis déjà fâché avec assez de monde), m’a affirmé que les salons du livre sont trop nombreux sur l’île.
Cet outrecuidant personnage oublie que les auteurs et autrices sont de plus en plus prolifiques, et multiplient quantité d’ouvrages en tous genres, surtout depuis que l’édition à compte d’auteur se développe.
Plus d’auteurs que de lecteurs ?
Encore faut-il savoir maîtriser les corrections, et le côté technique, que ce soit sur Amazon, Atramenta ou autres sites. On peut aussi demander de l’aide à certains éditeurs locaux pour la mise en page et l’impression, moyennant une somme raisonnable, mais en aucun cas ne s’adresser aux « arnakéditeurs » dont j’ai déjà parlé dans une de mes premières rubriques sur ce site.
La loi de l’offre et de la demande est particulièrement impitoyable dans cet accroissement du nombre d’auteurs à la recherche d’éditeur. Cette demande engendre la création de nombreux petits boulots annexes, qui permettent à leurs créateurs et créatrices d’arrondir leurs fins de mois, voire, rarement, de gagner confortablement leur vie. Souvent mieux en tout cas que la plupart des écrivains. On pense aux ateliers d’écriture, aux correctrices, aux tutos pour savoir promouvoir son bouquin, et autres activités autour de ce nouvel engouement pour l’écriture.
Paradoxalement, les lecteurs sont de moins en moins nombreux, et les boites à livres, boutiques d’occasions ou Emmaüs, ont un rapport qualité prix qui menace de plus en plus l’auteur inconnu, surtout si celui-ci s’adresse à « Bas de laine » ou autre pseudo-éditeur parisien, et qu’il est donc obligé de proposer son ouvrage à un prix excessif sur les salons. Même quand il a fait réaliser l’illustration de couverture par un proche pour faire des économies.
Les libraires sont envahis par ce type d’ouvrages, d’où la difficulté croissante pour les « écrivants » d’organiser les dédicaces ou de placer leurs livres en dépôt vente.
Pour les consoler un peu, notons que le plus souvent, les auteurs et autrices édités par des maisons d’éditions prestigieuses ne peuvent pas vendre leurs ouvrages eux-mêmes. Seul l’éditeur peut s’occuper de la diffusion du livre. Cela dit, on ne va pas plaindre pour autant Gaelle Bélem, Emmanuel Genvrin ou Marie Capron.
Et si l’on est jaloux, on pourra toujours se dire que les premiers seront les derniers.
Place aux autrices !
A propos, parlons un peu des concours organisés à la Réunion :. Prix du roman métis, prix Vanille, prix des Kab’art Leclerc, etc.
Une suggestion à la Réunion des Livres et aux divers organisateurs de salons : pourquoi ne pas attribuer des prix par catégories, genre festival de Cannes : prix du roman policier, prix du roman de SF, du récit de vie, de la young romance, du récit historique, du recueil de poésie créole/français etc. etc. ça ne coûterait que quelques trophées supplémentaires à distribuer aux gagnants, en contentant plus d’auteurs et de lecteurs.
Le 20 octobre, le second salon du livre Zarlor, organisé par Komkifo à l’Etang Salé, attribuait donc pour la seconde fois le prix Agnès Guéneau, après une première sélection de dix titres, effectuée par des libraires, éditeurs et auteurs de la Réunion. Rappelons qu’Agnès Guéneau, décédée en février 2023, fut l’une des pionnières du renouveau culturel à la Réunion, depuis les années 70. Auteure engagée, donc, qui contribua à la reconnaissance de la langue créole et à la commémoration du 20 décembre.
L’an passé, c’est Monique Séverin qui avait remporté le prix lors du premier salon Zarlor. Tout un symbole car elle est, à mon humble avis, la petite sœur de plume d’Agnès Guéneau, avec les mêmes convictions, et le même talent littéraire. Cette année, c’est Nathalie Valentine Legros qui a reçu le trophée. Et là encore, on ne peut qu’applaudir son « Bourbon mystères », rempli d’anecdotes sur la Réunion et qui rappelle son site internet « 7 lames la mer », une mine d’informations méconnues, à découvrir absolument. Mais comment ne pas citer aussi Pierre-Louis Rivière, arrivé second sur ce podium avec quelques points d’écart ? Soulignons aussi la contreperformance de Fabienne Jonca, lauréate du récent prix Vanille, et peut-être handicapée par le fait que son roman, bien qu’en rapport avec des thèmes concernant la Réunion, ne se passe pas dans l’océan indien ?
Régionalisme, mais pas que !
Mais au fait, est-il si indispensable de se limiter aux écrits régionalistes ? Et l’important n’est-il pas que l’apport culturel d’un ouvrage soit positif pour la littérature locale ? En revanche, parmi les deux ou trois cents auteurs ayant publié dans l’île peut-on parler de livre « Réyoné » pour un roman sans aucun rapport avec l’océan Indien ?
Cette évolution évite de passer son temps à se regarder le nombril, certes. Car le régionalisme littéraire peut aussi constituer un écueil s’il nous referme sur nous-même. Mais il faut préserver notre culture, alors, ripostons : à ce propos, on peut saluer l’exploit stylistique de Jean-Louis Robert, avec sa traduction de Camus en kréol : « L’Etrandéor ». On le retrouvera certainement nominé dans plusieurs prix locaux. (oui, je trouve souvent le nom des gagnants ; hélas les paris sont illégaux!)
Le plus grand problème des distinctions littéraires ou médailles sportives, selon moi, c’est qu’on se souvient (parfois) du nom du lauréat mais rarement des autres. A moins qu’ils finissent toujours seconds, à la manière d’un Poulidor dans le cyclisme des années 60.
C’était mieux avant ? ben, non en fait !
Toutes ces réflexions me poussent à revenir sur l’évolution de la littérature locale en un siècle. Jusque dans les années 50, les notables, grandes familles et professions libérales occupaient le terrain, chantant la gloire de la colonie et les beautés des paysages, avec un classicisme un peu désuet. Jean Albany lui-même était dentiste, mais donna les premiers signes de la rébellion. Puis dans les années 70, ce sont des universitaires, des intellectuels, ayant souvent étudié en métropole mais bien vite revenus dans leur île, qui devinrent des auteurs engagés. Depuis, nous avons aussi une bonne partie d’auteurs et autrices issus du journalisme, plus accessibles au grand public mais ayant conservé les idées émancipatrices de la génération précédente.
A présent, avec plus de moyens d’expression, et l’auto-édition, n’importe qui peut s’exprimer par écrit, ou même sur un écran. Mais en dehors de quelques scories, cela amène une autre forme de littérature sociétale au plus près de la réalité : le vécu de souffrances, le témoignage de vie de divers professionnels, travaillant dans le domaine social, etc. L’intellectuel des années 70, à qui les opposants traditionnalistes reprochaient de regarder la misère du haut de sa chaire universitaire, est maintenant secondé par de nombreux témoignages de gens de terrain. C’est peut-être alors moins littéraire au sens strict du mot, mais le livre n’est pas là que pour faire joli, et les effets de style ne suffisent pas à nourrir l’intelligence du lecteur. C’est particulièrement vrai en poésie, un genre qui revient dans l’île, mais…
« Quand bien même aurait-il une très jolie forme, un seau sans fond ne servirait à rien du tout ».
Saluons aussi le talent des organisateurs du salon Zarlor et de bien d’autres actions passées et à venir : Zakaria Mall et sa dynamique équipe, une nouvelle génération de promoteurs pour la culture locale, d’hier et de demain.
Alain Bled
Contribution bénévole
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