[Mafate] Quand l’Administration voulait récupérer la totalité des terres

ÉPISODE 12 : LES POLITIQUES D’AMÉNAGEMENT DU CIRQUE

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Depuis le 11ème épisode il revient sur les politiques d’aménagement du cirque.

J’ai estimé utile de communiquer dans les chapitres à venir quelques documents, souvent recueillis fortuitement, relatifs aux questions d’aménagement qui ont touché le cirque dès la décennie 1950 jusqu’à 2005, à l’enchaînement des travaux effectués dans Mafate à partir de cette époque, ainsi bien entendu que des projets de restauration, de développement d’infrastructures et d’interventions diverses que les autorités successives conçurent pour lutter contre la dégradation du cirque ou plus tardivement en faveur de l’amélioration de le vie de sa population… J’y ai ajouté deux fac-similés de 1915, illustrant les préoccupations des autorités de la colonie, et qui attestent de l’ancienneté des problèmes qui perdureront pendant au moins 60 années. Et j’y ai inséré quelques « histoires » !

Bien que ce travail ne puisse en aucun cas être qualifié, à proprement parler, ni de scientifique ni de systématique, l’ensemble des dossiers laisse apparaître en filigrane l’évolution des politiques publiques relatives à Mafate -incarnées par le Service forestier, puis par la Conservation des Eaux et Forêts et enfin par l’ONF- au fil des années et des décennies. Les projets périodiques initiaux de reforestation, accompagnés de mesures visant à déplacer la population, voire à la déloger du cirque, ont progressivement laissé la place à des préoccupations bien différentes : « Rien ne serait plus désastreux que de voir Mafate se vider de sa substance humaine et se transformer ainsi en désert rapidement hostile aux visiteurs de l’extérieur », exprime en substance le rédacteur de l’avant-projet de Charte du Parc naturel de Mafate en 1982… Déjà bien avant cette époque, la politique d’éradication des habitants du cirque avait montré ses limites.

Dates historiques relatives à la gestion du territoire de Mafate par le Service forestier, les Eaux et des forêts, puis l’ONF à la Réunion :

1853 : Le Service forestier est créé par le gouverneur Hubert Delisle. Dès cette époque, ce Service est ainsi investi d’un pouvoir à la fois considérable et composite, en matière de gestion de la population, de protection de l’espace, d’employeur et d’agent assermenté représentant de la loi. L’histoire des rapports conflictuels des habitants du cirque et de l’administration deviendra le reflet de l’ambivalence de la fonction du Service.

1870 : C’est l’année des débuts du reboisement du cirque. Sont créés successivement les postes forestiers de la Nouvelle, d’Aurère puis de Roche Plate.

1872 : Une loi, votée par l’Assemblée Nationale de Versailles, autorise le Conseil général à mettre en place un véritable règlement sur les Eaux et forêts, qui renforce les interdictions de défricher et prévoit des mesures contre les empiètements sur le Domaine…

1874 : Dès cette date, grâce à cette réglementation draconienne, les Domaines s’approprient terrains et concessions, considérés comme abandonnés après une simple absence 15 jours de la part de leurs occupants ! On contient la population, on procède au bornage des concessions… La politique de reboisement franchit allègrement le siècle et se poursuit jusqu’à la départementalisation.

1946 : L’île devient département d’outre-mer

1948 : Le Service forestier réunionnais est transformé en Conservation des Eaux et Forêts

1956 : Vente partielle de l’ancienne concession LEMARCHAND (1783 !) sur Aurère – Malheur – Bourse…, devenue Fleurié et Massinot. Et on procède au bornage de toutes les enclaves reconnues comme non domaniales et dès cette période, les Domaines procèdent à l’expropriation de toutes les propriétés dites « privées ».

1966 : Création de l’ONF de La Réunion, qui sépare et distingue la gestion des Eaux de celle du domaine forestier

1977 : À l’initiative des Services forestiers, le Parlement vote la loi forestière ; les diverses dispositions législatives et réglementaires spécifiques de La Réunion sont intégrées au Code forestier.

Jusqu’à la départementalisation, les Eaux et Forêts représentent l’unique administrateur du cirque (représentant de l’état, de la loi, du propriétaire, pratiquement unique employeur), en dehors de quelques propriétaires (Fleurié sur Aurère notamment ou Massinot sur Bourse jusqu’en 1956). À partir de 1950, d’autres intervenants entrent en jeu, mais l’ONF (création 1966) reste la principale institution : c’est elle qui construira tous les bâtiments publics (Écoles, dispensaires, gîtes, refuges). C’est elle qui prendra en main les réseaux (eau, chemins). C’est aussi elle qui s’occupera de développement social (coopératives, actions culturelles) et de développement économique (agriculture, tourisme), avec plus ou moins de réussite. L’ONF est restée le principal employeur du cirque à travers le système des quinzaines de chômage, jusque dans les années 90, puis par sa gestion tournante des contrats aidés. Mais progressivement, on a assisté à un désengagement de cette institution. La relation souvent qualifiée de parentale (paternaliste ou maternante, selon les cas) entre les Mafatais et l’ONF s’est crispée, les uns se sentant abandonnés, les autres sollicités ou critiqués de façon injustifiée. Dès 2007, c’est le Parc National qui s’est substitué de façon spectaculaire à l’ONF dans des représentations trop souvent négatives diffusées par la population.

Mafate avant la gestion des Eaux et Forêts

La première vague des petits blancs des hauts a colonisé les cirques au début des années 1850 quand les « dangers » du marronnage ont disparu. Primitifs, ils ne savaient pratiquer que les cultures itinérantes. Souvent par brûlis. Ils ont très vite dilapidé le potentiel de ces espaces qu’ils méconnaissaient. En 1868, selon la Commission administrative de Jacob de Cordemoy, Salazie, Mafate et Cilaos étaient déjà dévastés, les terres déboisées ne produisaient plus rien. (Ça rappelle les articles de presse récurrents : « Saint Gilles se meurt » ou « Le cirque de Cilaos sur la pente de l’exode rural »). Conformément à sa mission, le Service forestier s’employa à lutter contre le « lessivage » des terrains et les populations estimées coupables.

Le Gouverneur Dupré qui est monté au Grand Bénard en 1862 et y retourne en 1868 revient épouvanté du changement. Dans Mafate, tout est ravagé. À Cilaos, l’îlet à Corde est ruiné, desséché, squelettique, un tas de cailloux. Au conseil général en 1881 on dit : « A Mafate, on démolit les cases pour enterrer les morts, les forestiers refusant le bois. »

De fait, le conflit qui, dès sa création, opposa le Service Forestier à la population mafataise constitue une histoire interminable. On observe au cours de la décennie 1870, mais surtout dès 1874 et les années qui ont suivi, que les tentatives d’interrompre la déforestation et pratiquement la destruction de la couverture forestière du cirque se heurtent à la résistance farouche des habitants, dont on raconte qu’ « excédés, ils s’opposèrent aux agents forestiers et les chassèrent en les attaquant à coups de galets et de bois ». Il importe de rappeler ce qui est dit dans l’avant-propos, que « le durcissement de la réglementation était tel qu’il était interdit de ramasser même le bois mort… » Le combat contre l’occupation illégale des terrains fait l’objet, dès cette époque, d’un projet de reconquête du cirque au profit des Domaines… Avec la distance, on peut considérer que l’intérêt collectif a été pleinement sauvegardé grâce à l’acharnement des dirigeants responsables qui se sont succédé à la Conservation des Eaux et Forêts, puis à la Direction régionale de l’ONF.

Dans de multiples cas cependant, la politique poursuivie par les autorités et dont le Service forestier, puis les Eaux et Forêts furent le « bras armé », s’est apparentée à un déni de justice… Les expropriations discutables de propriétaires de la rive gauche (côté Saint-Paul) ont douloureusement marqué le début des années 1960. Elles ont laissé des traces.

Durant la période qui suit 1950, l’Administration n’a donc cessé de perpétuer, voire d’intensifier le mouvement oscillatoire constant à l’égard d’une population mafataise -caractéristique des années 1920- dont on ne savait pas s’il était souhaitable d’améliorer les conditions sociales sur place, (tout en l’excluant au mieux de tout accès à la propriété) ou s’il fallait tout bonnement l’évacuer hors du cirque.

La contestation ! Les habitants de la rive gauche de la rivière des Galets contre l’Etat

Depuis les années qui ont suivi 1950 et en tout jusqu’à la création de l’ONF en 1966, l’Administration des Domaines cherche à recouvrer la totalité de la propriété du cirque. Sa stratégie est de contester systématiquement les titres de propriété qui lui sont présentés par les habitants. Les problèmes vont se produire essentiellement sur la rive gauche côté Saint-Paul, après qu’aient été rachetés les 2000 ha des propriétés Fleurié et Massinot (Aurère et îlet à Bourse) de la rive droite.

La stratégie pour récupérer la propriété de la quasi totalité des terres mafataises est de mettre les habitants face à un choix : le regroupement associé au consentement au statut de concessionnaire ou l’expulsion. Leurs déclarations de propriété, même homologuées devant notaire, sont rejetées. Pas de bornage, pas de cadastre, pas de prescription trentenaire. Que des approximations, aucune preuve réelle. Ce n’est pas parce que les occupants sont installés là depuis des décennies sur un terrain qu’ils cultivent, qu’ils en sont pour autant les propriétaires légitimes, alors qu’ils ont acquis ces terrains auprès de précédents occupants considérés eux-mêmes usurpateurs…

Un argument à la fois essentiel et habituel vient s’ajouter à ce réquisitoire, c’est celui des dégradations profondes de la forêt auxquelles depuis toujours se livrent les Mafatais incontrôlables. Pour l’administration, ce sont les valeurs même de sauvegarde de l’environnement qui sont en jeu.

Quelques authentiques documents d’époque peuvent offrir la possibilité d’une véritable étude sociologique : Fac-similés de courriers de l’Administration et des Eaux et forêts, courrier notarial, et surtout les assignations contre l’Etat, déposées par les 59 expropriés de la rive gauche Saint-Paul, dont Jacques LOUGNON décrit le vain combat. Certains protagonistes de ces événements sont encore en vie.

Je me suis contenté, ici, de raconter les épisodes connus, sous une forme à peine romancée. Elle permet de saisir les péripéties qui ont opposé cette société d’immigrés miséreux s’accrochant à leur survie, face à l’application rigoureuse du droit commun, à ce qu’on considèrerait aujourd’hui comme un despotisme colonial, voire raciste, aveugle, un autoritarisme institutionnel grossier, de la coercition et de la contrainte ordinaires, des pressions et des menaces envers des gens à qui on reproche, par ailleurs, de ne cesser de vouloir en faire à leur guise… 

On pourrait tout de même observer que l’irresponsabilité attribuée aux habitants est souvent le produit d’une considération découragée à l’égard d’un environnement immédiat qui expose à une extrême précarité, tout autant que de l’histoire de la confiscation sociale, culturelle et politique à laquelle les soumet l’institution toute puissante. Il semble difficilement évitable que l’absence d’éducation (générale ou simplement scolaire) ou de conscientisation, ou d’une politique véritablement responsabilisatrice des comportements sociaux, ne produise autre chose qu’un ensemble d’actions plus ou moins disparates de résistance collective. C’est bien ce qui s’est passé. Et les contestations ont toutes été rejetées par le Tribunal de grande instance de Saint-Denis.

Arnold Jaccoud

1915, la lutte contre les incivilités se conjugue avec la protection de l’environnement

Les deux documents présentés ici, datés de 1915, illustrent les problèmes auxquels ont été confrontées depuis longtemps les autorités de la colonie : l’occupation frauduleuse de terrains et l’exploitation illégale du bois. Il leur fallait réagir pour éviter une dévastation croissante des Hauts de l’île.

Pic des Calumets Lithographie d’Antoine Roussin photographiée à la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles) de la Réunion en 2006, grâce à l’aimable concours de Martine Akhoun, auteure de « Antoine Louis Roussin, 1819-1894 – Océan édition – 1991 »

Ainsi qu’on le lit dans ces échanges de courrier, les procédures d’expulsion des contrevenants n’allèrent pas sans mal ! On sait qu’à Mafate, dès le dernier tiers du 19ème siècle (la réglementation drastique de 1874), le Service forestier et les Eaux et Forêts, bien avant l’ONF, ont constamment assumé la responsabilité de cette lutte contre les incivilités de certains occupants, voire contre l’illégalité de l’occupation, dans le dessein évident de protéger l’environnement contre une dévastation jugée sans freins… Les seules mesures préconisées : faire « déguerpir », comme on le disait à l’époque, ces occupants illégaux.

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