Mahé de La Bourdonnais : déplacement d’une statue et déboulonnage de l’Histoire

LIBRE EXPRESSION

En juin 2022, Madame Ericka Bareigts, maire de Saint-Denis, a annoncé son intention d’accéder au souhait de diverses associations d’organiser le procès symbolique et posthume du gouverneur général des Mascareignes, Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais, en poste de 1733 à 1746. L’incrimination se fondait sur la loi Taubira du 21 mai 2001 : crime contre l’humanité du fait de l’augmentation importante, durant son gouvernorat, des pratiques de traite négrière, de l’esclavagisme et de la répression du marronnage. Le verdict était bien sûr connu d’avance : coupable ; tout comme la sanction : le déboulonnage scénarisé et médiatisé de la statue lors du 20 décembre 2022. L’action a finalement été reportée à 2023.

A la suite du conseil municipal du 30 mars dernier, Madame Bareigts revient sur le sujet en mettant l’accent sur l’urgence de réaménager en profondeur le square La Bourdonnais et, accessoirement, de « déplacer » la statue de l’ancien gouverneur qui, juge-t-elle, « n’a plus sa place dans l’espace public ». Le ton se fait lénifiant mais l’intention, noyée dans une abondante description des travaux à réaliser, n’a donc pas changé : il s’agit de se débarrasser d’une statue réduite à un symbole colonialiste et esclavagiste.

Six historiens parmi les plus reconnus ont été consultés en privé : ils désapprouvent fermement le projet. Leur souhait de rester discrets, pour le moment, conduit le profane que je suis à tenter une analyse du projet municipal via un simple questionnement.

Qui était Mahé de La Bourdonnais ?

L’histoire nous apprend qu’il fut un farouche défenseur des intérêts supérieurs de la France dans l’océan Indien, un grand serviteur de la Compagnie des Indes, son employeur direct, et du Royaume de France. Outre ses victoires militaires sur les Anglais, il rationalisa et développa l’économie des Mascareignes autour de leurs atouts respectifs : à l’île Bourbon le rôle de grenier et à l’île de France, dotée de deux ports naturels, celui de place forte militaire et commerciale. Pour ce faire, il est vrai, il dut accroître le nombre d’esclaves dans nos îles sachant que l’esclavage, jusqu’à cette époque, était hélas une pratique universellement admise dans toutes les cultures de tous les continents, abolie depuis mais encore en vigueur dans de nombreux pays, ce que l’on oublie de rappeler. Par ailleurs, Mahé de La Bourdonnais a acté le statut de chef-lieu de Saint-Denis au détriment de Saint-Paul.

C’est là une page sombre, de l’histoire humaine en général et de cet homme en particulier. Avec notre mentalité d’aujourd’hui, cela semble odieux d’établir le froid constat ci-dessus. Pour mieux le comprendre, chacun peut se demander si nos parents, grands-parents ou arrière-grands-parents étaient des monstres sous prétexte qu’ils approuvaient la peine de mort abolie en 1981.

Sur le plan personnel, Mahé de La Bourdonnais connut de nombreux coups durs. Pour faire bref, signalons que sa première épouse, installée avec lui à Monplaisir (île de France), lui donna trois enfants qui décédèrent en bas âge. Madame Mahé de La Bourdonnais décéda elle-même des suites de son troisième accouchement en 1738. L’année suivante, Mahé entretint une liaison avec une lavandière noire qui lui donna une petite fille. Elle fut baptisée Marie-Madeleine Mahé, car le gouverneur général la reconnut. Il l’emmena même avec lui en France en 1740 où il la confia à sa mère avec une pension à la clé pour l’entretien et l’éducation de la fillette.

Cet épisode méconnu de la vie de Mahé ne dépeint pas véritablement un profil de raciste impénitent mais celui d’un humain complexe s’adaptant aux réalités sociologiques de son temps.

Que représente la statue de Mahé de La Bourdonnais ?

Il s’agit d’une œuvre d’art de haute facture. Elle a été réalisée par le grand sculpteur Louis Rochet qui fut lui-même l’élève du non moins grand sculpteur Pierre-Jean David d’Angers. La statue a été inaugurée le 15 août 1856. Elle fait partie du paysage dionysien depuis 167 ans.

Grille, socle et statue sont inscrits en totalité à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques depuis le 14 août 2000. L’hôtel de préfecture, qui jouxte la statue, est classé lui-même monument historique depuis le 12 août 1970, avec par conséquent une servitude de protection de ses abords dans un périmètre de 500 mètres de rayon autour de lui et dans son champ de visibilité, ce qui englobe la statue de Mahé. Les services de l’Etat auront certainement à cœur de faire respecter cette double protection légale lors du traitement du dossier municipal.

Il faut remarquer que les Mauriciens ont, vis-à-vis de leur patrimoine, un regard très pragmatique : ils n’envisagent ni de déboulonner les statues de Mahé de La Bourdonnais et de la reine Victoria qui dominent la place d’Armes à Port-Louis, ni de débaptiser le village de Mahébourg. A l’opposé, le raisonnement de Madame la maire, pourtant investie ès qualité de la double mission de protection et de valorisation du patrimoine communal, devrait conduire à raser le jardin de l’Etat créé en 1761, sans doute avec la contribution d’esclaves, à détruire la villa du département mais surtout, à faire table rase de la préfecture, édifiée au XVIIIe siècle.

Le projet municipal de Madame la Maire correspond-il à une volonté populaire ?

De fait, Madame Ericka Bareigts ne semble pas soucieuse de sonder la population dionysienne, peut-être parce qu’elle sait que cette dernière réprouve son initiative si l’on en croit les nombreuses réactions recueillies dans différents milieux. Pour entretenir une illusion de consultation populaire, elle s’abrite derrière un comité d’historiens et de sociologues présentés comme « issus de la société civile ». Il ne s’agit pas ici de remettre en cause les compétences de ces personnes mais il est permis de douter de leur objectivité.

Les Réunionnais ont été fiers, à juste titre, qu’une des leurs accède à la haute fonction de ministre de la République française. En revanche, ils ne comprennent pas que, devenue maire, l’ancienne ministre puisse vouloir entraîner Saint-Denis et La Réunion dans ces dérives idéologiques qui, ailleurs, sont l’apanage de groupuscules souvent violents. N’oublions pas que le brassage ethnique propre à notre île fait de la grande majorité des Réunionnais des descendants à la fois des esclavagistes et des esclavagisés.

Comment sortir par le haut de cette difficulté ?

En reconnaissant son erreur, en « regardant l’histoire en face » selon la formule du président Macron, en misant sur la pédagogie de la résilience plutôt que sur la vengeance a posteriori, en organisant des débats publics avec des spécialistes. Et en consultant les Dionysiens !

Dans un contexte radicalement plus périlleux que celui qui est le nôtre aujourd’hui, Nelson Mandela, au sortir de l’apartheid, en 1991, avait mis en place la « Commission de la vérité et de la réconciliation » dans un esprit de justice restaurative pour permettre une réconciliation nationale entre les victimes et les auteurs d’exactions et créer ainsi les conditions d’une Afrique du Sud apaisée et tournée vers son avenir.

Il est légitime et indispensable d’entretenir la mémoire de tous nos ancêtres (esclaves, marrons, engagés et autres), et de célébrer l’abolition qui a été fêtée la première fois sur ce même square le 20 décembre 1848. Cependant, le faire en mutilant et en déformant la vérité historique via les déboulonnages, les débaptisations de lieux publics, la réécriture de l’Histoire, c’est une folie assimilable aux autodafés qui ont cours dans les régimes autoritaires. L’intention, qui peut être bonne au départ, conduit à entretenir artificiellement des chaînes interdisant aux Réunionnais de se redresser et d’avancer.

Pour conclure, il est bon de s’imprégner du message de la chanson « Mahé » du sage et courageux Davy Sicard : « Oui Mahé mais non ! … Quelle grande victoire pour un peuple quand il accepte tout son passé ! … On ne va pas trier le patrimoine pour ne garder que le bon ! … »

Christian Jean-Luc Cadet, Association Fort Réunion

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