Marine Le Pen au second tour, un coup d’Overton

[LIBRE EXPRESSION]

Au milieu des années 1990, un lobbyiste américain Joseph P. Overton invente un concept qui inscrit, dans le cadre allégorique d’une fenêtre, l’ensemble des idées envisagées comme plus ou moins acceptables dans l’opinion publique d’une société 

à un moment donné. Cette « fenêtre de possibilité politique », qui a pris le nom de son concepteur, se situe au milieu d’une échelle répartissant l’ensemble des politiques publiques ; cette échelle, allant du plus libre au moins libre, figure les différents degrés d’acceptation des idées publiques : impensable-radical-acceptable-raisonnable-populaire-politique publique.

 Ainsi, c’est la localisation d’une idée par rapport à la fenêtre d’Overton (dedans/dehors) qui en déterminera la viabilité et son degré d’acceptabilité. L’associé du lobbyiste, Lehman précise que les propositions acceptables sont « celles qu’un gouvernant peut soutenir sans perdre la prochaine élection ». Dans le contexte de l’élection présidentielle en France, c’est ce que fait le président-candidat pour convaincre les électeurs ultramarins ; dans l’émission politique « Outre-mer 2022 », il déclare qu’il n’a « jamais promis des choses impossibles » et, posant l’émancipation réelle comme un horizon vers lequel tendre, il entend organiser son action autour de trois axes majeurs, l’égalité des chances, la santé et la baisse du chômage, dont l’acceptabilité ne fait aucun doute. Ses promesses relatives à l’histoire mémorielle entrent aussi dans la fenêtre de possibilité politique ; avouant son hostilité au déboulonnage, il déclare cependant qu’ « il faut continuer ce travail de mémoire, valoriser nos héros et mettre en valeur des modèles pour la valoriser dans l’Outre-mer, mais aussi dans l’Hexagone« . Concernant enfin les adaptations institutionnelles, il s’y déclare favorables « pour déverrouiller quand c’est nécessaire. Il faut que ça réponde au besoin du territoire. » Ici, la volonté de  rester dans le périmètre de ce qui est admis dans la sphère ultramarine, en évitant d’en sortir par des propositions plus radicales – par exemple en parlant clairement d’autonomie – est lisible dans la subordonnée de temps « quand c’est nécessaire » et la phrase qui suit, précisant les conditions du « déverrouillage ».

Le concept d’Overton, connu aussi comme la fenêtre de discours, n’a pas seulement valeur descriptive ; il peut également constituer un instrument efficace pour les groupes de pression qui voudraient forcer l’agrandissement de la dite fenêtre pour y faire entrer des idées jugées encore radicales par le passé. Un tel procédé est de plus en plus utilisé par les intellectuels de droite ou d’extrême droite, qui ont assimilé la grande leçon d’Antonio Gramsci, selon laquelle il faut d’abord conquérir l’hégémonie – notion cardinale chez le penseur marxiste – si l’on veut prendre le pouvoir. C’est la capacité d’un groupe social à imposer son éthique et sa culture aux autres qui installe cette hégémonie et lui permet de prendre la direction de la société, étape préalable à l’établissement de sa domination, c-à-d « l’exercice du pouvoir gouvernemental, une coercition exercée par l’Etat » (A.-G.). L’installation de l’hégémonie culturelle ne peut s’acquérir sans le travail des intellectuels, au sens élargi que Gramsci donne à ce terme. Ces derniers s’emploient à construire, à partir de la situation de leur groupe d’appartenance, un système idéologique qu’ils diffusent dans la société, afin d’obtenir, grâce par exemple à l’outil d’Overton, le consentement du plus grand nombre. 

Eric Zemmour est connu pour la radicalité de ses propos qui profite à l’autre candidat d’extrême droite, Marine Le Pen, ce qui nous fait dire qu’il existe une alliance objective entre les deux concurrents. Ici intervient le phénomène d’ajustement de la fenêtre d’Overton ; il y aurait un partage des rôles, non concerté mais de fait, entre les deux, le premier faisant la promotion délibérée d’idées radicales, concernant l’islam notamment, en dehors de la fenêtre d’Overton, ce qui rend acceptables, par contraste, les idées de la seconde allant dans le même sens et considérées hier encore  comme extrêmes.

L’exemple du grand remplacement est symptomatique à cet égard. Selon cette idée,  popularisée par Eric Zemmour le candidat polémiste d’extrême droite,  il existerait un processus de substitution de la population française (et blanche) par une population étrangère (souvent africaine ou maghrébine). Cette thèse xénophobe, « fantasme qui ne repose sur aucunes statistiques », est examinée par Nicolas Lebourg (journaliste) et Thomas Zribi (historien spécialiste de l’extrême droite dans un documentaire intitulé « Le Grand Remplacement : histoire d’une idée mortifère ». Car elle n’a pas surgi ex nihilo ; elle apparaît au XIXe siècle dans le livre du Capitaine Danrit « L’invasion noire », est plus tard théorisée par Renaud Camus avant que Zemmour ne s’en empare et la porte au débat public et dans les médias, lui conférant ainsi une certaine légitimation. 

Mais cette idée, mensonge statistique manifeste, est encore perçue comme radicale et n’a pas (encore ?) obtenu un consentement massif. Eric Zemmour est connu pour la radicalité de ses propos qui profite à l’autre candidat d’extrême droite, Marine Le Pen, ce qui nous fait dire qu’il existe une alliance objective entre les deux concurrents. Ici intervient le phénomène d’ajustement de la fenêtre d’Overton ; il y aurait un partage des rôles, non concerté mais de fait, entre les deux, le premier faisant la promotion délibérée d’idées radicales, concernant l’islam notamment, en dehors de la fenêtre d’Overton, ce qui rend acceptables, par contraste, les idées de la seconde allant dans le même sens et considérées hier encore  comme extrêmes. D’autant plus que cette candidate  s’est évertuée à lisser son discours de manière à le faire entrer dans la fenêtre de discours admis. C’est ainsi que dans l’émission « Outre-mer 2022 », à propos de l’islam et du port du voile, elle déclare : « Je pense qu’il y a de vraies spécificités pour l’Outre-mer et qu’il faut les respecter. »  Le respect des spécificités, impensable hier encore dans la rhétorique de l’extrême droite, se retrouve dans un autre engagement de la candidate : « Il y a un roman national qui nous lie tous, quel que soit le territoire où nous vivons, et il y a aussi des spécificités […] qui doivent être enseignées. » Oui, mais il y a Le roman national. De plus, concernant le voile, Marine Le Pen déclare sur RMC son intention d’interdire le voile dans les espaces publics. Quid des spécificités ?

Pour finir, si Marine Le Pen inscrit sa rhétorique dans la fenêtre d’Overton, ce qui lui permet d’être présente au second tour de l’élection présidentielle,  il ne faut pas oblitérer le fait que ses intentions réelles se situent en dehors de la dite fenêtre. Il suffit de parcourir son programme pour s’apercevoir que sont conservés les fondamentaux de l’idéologie mortifère de l’extrême droite, à savoir l’immigration et l’identité nationale.

Jean-Louis ROBERT (Sainte-Clotilde)

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