INCESTE, DERRIERE LES MURS
Nicolas Puluhen est l’auteur du livre « Mon P’tit Loup » sorti en avril 2023 dans lequel il publie plusieurs récits de victimes de violences sexuelles sur mineurs. Un livre dont l’écriture s’est imposée comme une forme de thérapie, une manière de confier son histoire pour survivre, pour tenter de se libérer. Pendant des dizaines d’années, son histoire est restée secrète. Aujourd’hui, à travers son association « Mon P’tit Loup » et les ateliers d’écriture qu’il organise, il fait son possible pour accompagner d’autres personnes à confier leur propre vécu.
Nicolas Puluhen a 51 ans. Jusqu’à ses 42 ans, il n’a jamais dit un mot sur les viols qu’il a subis entre 5 et 7 ans. « La première fois, j’étais sous le choc et par la suite j’étais apeuré, il y avait une sorte de dissociation. » L’auteur des viols est son cousin, de dix ans son aîné. Il profite des rassemblements familiaux pour emmener l’enfant « jouer » dans le grenier. Nicolas Puluhen n’a jamais rien oublié. Il n’a pas connu l’amnésie traumatique que décrivent certaines victimes.
« Autant se mettre une balle dans la tête direct »
« Tout petit, je comprenais que si j’en parlais ça risquait de créer des tensions dans la famille. Mon agresseur était un mec qui ne s’intéressait à personne d’autre qu’à lui et quand il venait avec moi, il n’y avait aucune parole, il me soumettait par le regard. » Nicolas Puluhen raconte dans cette interview les mécanismes qui se sont mis en place dans son cas personnel. Le silence, l’autodestruction, et les solutions qu’il a trouvées pour tenter de survivre. A travers son histoire, c’est le processus ardu de la libération de la parole qui transparaît.
« Je ne pouvais pas en parler, je n’avais pas peur de mon cousin mais j’avais peur de mon oncle », raconte-t-il. Dans la famille, le personnage fait autorité, même auprès de ses propres parents. « J’ai bien fait de ne pas en parler à ce moment. Je crois que je ne m’en serais pas remis si, enfant, en plus de tout ça, il avait fallu que j’affronte des accusations de mensonge, de calomnie. C’est une mise à mort. Autant se mettre une balle dans la tête direct. Combien de victimes ont vécu ce que j’évoque là ? » Nicolas Puluhen parle de ces morts non reconnues, liées aux viols sur mineurs.
« Je me suis enfoncé dans un tas d’addictions »
Pendant toutes ces années, il ne peut pas en parler. A l’intérieur de lui, pourtant, c’est le chaos. « Je me suis enfoncé dans un tas d’addictions très jeune, le cannabis, puis la cocaïne. Ca fait que quelques années que j’ai arrêté de déconner avec ça. C’était la seule manière que j’avais trouvée pour apaiser le mal-être que j’avais en moi et que je voulais dissimuler. C’était impossible de faire autrement. Je devais continuer à paraître le mec jovial, plein d’entrain et dynamique que j’étais aux yeux de tout le monde. Ça faisait partie des symptômes d’être hyperactif, d’être tout le temps sur plein de sujets différents, de monter des entreprises, de les revendre, d’en monter d’autres, des associations, des concerts… Les gens observaient ça comme si c’était phénoménal, alors que ce qu’ils observaient c’était des symptômes. C’était ça ou crever. »
Les brumes des substances ne font pas disparaître le souvenir. « A l’intérieur, c’était des images qui reviennent de façon intempestive, les sensations de la peau, la pilosité, le couvre-lit sur lequel ça s’est passé, le goût, le crucifix avec le brin de rameau, la photo de mon père à côté. » Nicolas Puluhen dort mal, depuis toujours. « Ca le fait moins depuis que j’ai écrit, mais c’est loin d’être guéri, il a suffi qu’une photo réapparaisse hier et, cette nuit, je suis reparti dans le passé. » « Guérir, je tente d’y parvenir. Je pense qu’on est obligé de vivre avec, on ne peut pas guérir d’avoir subi des choses aussi violentes. Le corps d’un enfant de 5 ans n’est pas fait pour vivre ce genre de choses. Et le pire, c’est les années qui suivent, comment vivre avec ça dans la tête pendant 10, 20 ans etc. »
Stratégies de survie
« Je ne vois pas dans notre société ce qui est davantage tabou que l’inceste. » En commençant à écrire son histoire, Nicolas Puluhen se plonge dans le sujet, qu’il connait et pourtant sur lequel il ne s’est jamais renseigné auparavant. Il découvre les témoignages, les rapports d’experts, les stratégies de survie que mettent en place les victimes pour survivre.
L’INSEE estime à 160 000 le nombre d’enfants victimes chaque année d’inceste. Mais avec tous les retours et les témoignages qu’il reçoit dans son entourage proche, Nicolas Puluhen est convaincu que ce nombre est largement sous-évalué. « Le phénomène est ultra répandu », constate-t-il.
A 50 ans, on peut crever d’avoir été violé à 5 ans
« 160 000, c’est du déclaratif ou des plaintes posées, mais là dedans on ne compte pas les personnes qui, comme moi, ont passé 40 ans sans parler », fait-il remarquer. « Si on m’avait interrogé à l’époque, j’aurais dit ‘non’. On ne compte pas non plus ceux qui se sont foutus en l’air. Faut pas oublier que certains se tuent : des ados, des jeunes adultes, des adultes et des vieux ! A 50 ans on peut crever d’avoir été violé à 5 ans, c’est une certitude. Et puis il y a ceux qui vivent l’amnésie traumatique qui ne se souviennent plus et qui vont vivre le traumatisme du moment où ces souvenirs leur reviennent dans la figure un jour ou l’autre. »
« Et là, on parle des victimes directes mais pas des victimes collatérales. La famille, frères, sœurs : ceux qui vivent avec un membre de la famille qui tombe dans la déchéance et pour lequel on ne peut rien faire. Pour une personne qui a voulu assouvir ses pulsions, ce sont des vies entières qui sont baisées. » « Selon les chiffres de la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), chaque année, l’inceste coûte 9,7 milliards d’euros à l’Etat. On parle d’argent pour faire réagir mais avant tout on parle de drame humain, de bombes à retardement. »
Entretien : Jéromine Santo-Gammaire
Vidéo : Laurent Darid, Krea’zot
Et concrètement ?
Plusieurs associations à La Réunion soutiennent et accompagnent les victimes et leurs proches comme :
- La page facebook metooinceste974
- L’association Ecoute moi, protège moi, aide moi. Jessy est joignable au 06 92 13 72 66.
- Le collectif Stop vif, protégeons nos enfants
- L’association Colosse aux pieds d’argile.
- Nicolas Puluhen, l’auteur de Mon P’tit Loup, qui organise des ateliers d’écriture autour de l’inceste
Quand on parle d’inceste, la mort n’est jamais loin. Elle est dans les ruines sur lesquelles nous sommes assises pour réaliser une interview, présente dans les chansons ou les journaux intimes, les scarifications sur la peau, l’éclatement de la famille. C’est le père qui s’est donné la mort, le beau-père qu’on aurait voulu tuer, l’enfant qu’on était, avant.
La mort. Elle est aussi dans le silence. Le silence des institutions, le silence de professeurs, ou de voisins, d’amis, le silence de ceux qui savent et de ceux qui ne savent pas.
Recueillir la parole et la montrer
Ça a commencé dans le secret, l’interdit. Autour du viol subi par l’enfant se dresse le mur d’autorité des adultes qui tentent de contenir la diffusion de l’information à chacun des cercles qu’elle atteint. On évoque parfois le viol ou l’inceste par « ladilafé » au sein de la famille, ou « affaire de mœurs » pour des représentants du milieu judiciaire.
Nous ouvrons cet espace pour recueillir la parole et la montrer, nue, vulnérable, et en même temps tellement courageuse et forte d’impact. Qu’elle soit anonyme ou affirmée, qu’elle provienne de victimes, leurs proches, ou d’auteurs. Chaque personne concernée est invitée à partager son vécu, ses compréhensions, ses prises de conscience pour qu’elles puissent en aider d’autres, pour qu’elles soutiennent une évolution de fond sur notre considération de l’enfant, de pulsions sexuelles maladives, du désir, sur le rapport à notre corps et sur notre rapport à l’amour, de manière sociétale.
La réalité humaine a plusieurs facettes et l’idée n’est pas de gommer la complexité ni de simplifier dans un sens ou dans l’autre, mais de remettre de l’émotionnel, des sentiments, de l’humain là où il y a eu déshumanisation, objetisation.
JSG