Port Est centrale thermique électrique EDF électricité

[Planification] Comment sortir de l’impasse énergétique

ENTRETIEN AVEC VALENTIN RUSSEIL, DOCTEUR EN AMÉNAGEMENT DE L’ESPACE ET URBANISME

Le Quotidien nous apprend cette semaine — merci à la presse écrite de continuer d’exister — que la centrale électrique du Port d’EDF tourne désormais au 100% renouvelable en brûlant de l’huile de colza plutôt que du fioul. Peut-on pour autant annoncer fièrement une île 100% renouvelable et que la « révolution verte » va l’emporter. Valentin Russeil (1), docteur en aménagement et auteur de la thèse « Perspectives d’autonomisation alimentaire et électrique de l’île de La Réunion » salue la conversion des centrales réunionnaises. Mais il prévient également que nous entrerons dans une impasse énergétique si nous continuons à accroître notre consommation d’électricité tout en nous approvisionnant de sources d’énergie extérieures (bois d’Amérique, colza d’Europe). Surtout si le « tout-voiture » reste le modèle privilégié de notre île.

En présentant cette semaine la conversion de la centrale du Port à la bioénergie, Frédéric Maillard, PDG d’EDF-PEI annonce un mix électrique à 100% renouvelable à l’horizon 2030. L’objectif est-il tenable selon vous ?

Cela dépend de ce qu’on entend par « tenable ». A court terme, la conversion à la bioénergie dans la centrale du Port, qui s’ajoute à la substitution récente du charbon par du bois-énergie dans les centrales du Gol et de Bois Rouge, permet effectivement de prétendre à une électricité entièrement renouvelable. Il restera une portion minime de sources de production dont on pourrait débattre du caractère « renouvelable » comme des huiles usagées ou des déchets (en partie plastique) valorisés dans le futur incinérateur, ressources toutes les deux dérivées de pétrochimie. Mais globalement oui, le mix de l’île sera très proche du 100% renouvelable tel que planifié dans la Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE). Est-ce que pour autant le territoire sera capable de « tenir » un tel mix électrique dans le temps, c’est une autre question…

Pouvez-vous nous dresser le bilan « avantages » et « inconvénients » du remplacement du fioul par de la biomasse liquide ?

J’ai retenu trois éléments principaux à ce sujet pendant mes travaux de thèse.

Premièrement et surtout, il y a l’argument de l’atténuation du changement climatique. Sur l’ensemble de la chaine (de la production à l’utilisation), la combustion de biocarburant (dans notre cas, un dérivé d’huile de colza provenant d’Europe) émet moins de CO2, le fameux dioxyde de carbone. Or, le CO2 est incolore à nos yeux mais opaque aux infrarouges c’est-à-dire qu’il nous « enferme » dans notre propre chaleur en empêchant une partie du rayonnement terrestre de se dissiper normalement vers l’espace (c’est « l’effet de serre »). Tout ce qui permet de réduire l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère évite ainsi d’aggraver le réchauffement climatique.

Deuxièmement, toujours pour les bons points du biocarburant, c’est que cette substitution nous permet de nous passer de fioul donc de pétrole qui est une ressource en quantité limitée en voie d’atteindre son pic de production dans les prochaines années comme soutenu par l’étude de 2021 du Shift Project (https://theshiftproject.org/article/nouveau-rapport-approvisionnement-petrolier-europe/).

Ultra-dépendance aux flux mondialisés

« Mobiliser des terres pour le biocarburant, c’est autant d’espace qui n’est plus disponible pour la production alimentaire ou comme support d’écosystèmes naturels. »

Mais troisièmement, le biocarburant n’est pas miraculeux et tout indique que c’est une ressource dite « renouvelable » mais dont la quantité disponible sera rapidement limitée car il va susciter l’appétit de plus en plus de mix électriques ailleurs dans le monde, désireux (ou contraints !) de se passer de ressources fossiles. De plus, la production de biocarburant mobilise des ressources contraintes (eau, gaz pour les engrais, etc.) et surtout des terres agricoles (pour cultiver du colza dans notre cas). Mobiliser des terres pour le biocarburant, c’est autant d’espace qui n’est plus disponible pour la production alimentaire ou comme support d’écosystèmes naturels (forêts, prairies naturelles, zones humides) qui régulent une bonne partie de nos conditions physiques et biologiques d’existence. On est dans un contexte de ressources de plus en plus limitées et d’enjeux croissants. Considérant cela, plancher sur une augmentation continue de la quantité produite de biocarburants n’est pas raisonnable et je souhaiterais plutôt observer cette production plafonner voire diminuer à un moment donné pour garantir les deux fonctions vitales des terres émergées pour notre survie (nous nourrir et accueillir des écosystèmes foisonnants).

Dans le même temps, Albioma convertit ses centrales du charbon au pellet de bois mais il se trouve que les cendres de ces pellets doivent ensuite être exportés en tant que déchets dangereux. Au bout du compte cette conversion charbon-bois est-elle vraiment vertueuse ?

J’ignorais ce point. Mais cela illustre selon moi qu’on est en train de toucher les limites de la gestion de notre facture énergétique par la simple augmentation de la production, ce qui est le logiciel pour l’instant. Cette conversion charbon-bois que j’ai aussi évoqué précédemment présente à peu près les mêmes inconvénients et avantages que le biocarburant. Dans les deux cas, on observe que cela améliore les émissions de CO2 mais ne règle pas la question de l’ultra-dépendance du territoire à des flux physiques mondialisés. Il s’agit certes de pays fournisseurs que l’on peut considérer comme « fiables » (en zones Europe et Amérique du Nord), cela ne va pas dans le sens d’une autonomisation énergétique du territoire. Continuer à se focaliser sur l’augmentation de l’approvisionnement énergétique va continuer à accroître notre dépendance, donc notre vulnérabilité en cas de perturbation des chaines d’approvisionnement. Cela accroît également les flux physiques de matière, et donc fatalement les déchets, le plus souvent polluants comme les cendres citées. La difficulté de gestion augmente donc également, mais en général plus vite que notre capacité technique à y répondre. J’insiste, la conversion en soi est une bonne idée (le charbon étant la plus polluante des énergies fossiles) mais ne pas questionner l’augmentation perpétuelle du flux ne peut conduire à terme qu’à une impasse.

Droit dans le mur

« On ne pourra s’autonomiser durablement sur le plan électrique que si l’on réduit collectivement nos besoins. Cela passera par de l’efficacité, bien sûr, mais aussi inévitablement par de la sobriété, qu’il faudrait négocier collectivement pour qu’elle reste acceptable par la majorité. »

Ce recours à l’importation de nos sources d’énergie est-il une fatalité pour une île comme la nôtre ?

Dans ma thèse, j’ai calculé que la facture électrique collective de l’île, ramenée à chacun de ses habitants, était de 3.5 MWh/habitant en 2019. Dans les meilleurs scénarios aujourd’hui sur la table et selon les dernières projections de population, chaque Réunionnais consommerait autour de 4.7 MWh/habitant en 2040, ce qui correspond à un accroissement de la consommation électrique par habitant d’un tiers en une vingtaine d’années ! Cette trajectoire nous amène droit dans le mur ! Et rend impossible une éventuelle autonomisation électrique. Je le montre d’ailleurs dans ma thèse : la couverture de nos besoins électriques par des sources locales, après une très forte croissance à la suite des mesures de la PPE, amorce un inexorable déclin à partir de 2030. En cause : les prévisions d’installations de sources locales d’électricité (photovoltaïque notamment) ne permettent plus de compenser l’augmentation des consommations individuelles d’électricité. Il s’agit d’un travail de modélisation exploratoire donc les chiffres ne sont pas à prendre à la lettre, c’est l’idée générale qu’il faut retenir : on ne pourra s’autonomiser durablement sur le plan électrique que si l’on réduit collectivement nos besoins. Cela passera par de l’efficacité bien sûr mais aussi inévitablement de la sobriété, qu’il faudrait négocier collectivement pour qu’elle reste acceptable par la majorité. C’est un chantier sur lequel nous prenons du retard, au risque de nous faire rattraper par des crises énergétiques qui nous forceront à des décisions plus radicales, subies et douloureuses.

Depuis plus de trente ans qu’on en parle, pourquoi la part des énergies solaires, éoliennes, thermiques, marémotrices, etc. évolue si peu ?

Il faudrait retourner la question : pourquoi restons-nous si accros aux énergies fossiles ? Ces ressources, tant que l’on ignorait (ou feignait d’ignorer) leurs dommages sur l’environnement, notre santé ainsi que l’épuisement inéluctable des gisements, sont beaucoup plus commodes à utiliser que les énergies renouvelables : densité énergétique largement supérieure, disponibles en sous-sol donc sans concurrence avec les usages au sol comme l’agriculture, faciles d’accès et d’utilisation (c’est de moins en moins vrai), etc. Les énergies renouvelables sont complexes à mettre en œuvre à large échelle car il s’agit souvent de productions intermittentes nécessitant du stockage, de systèmes diffus nécessitant un réseau dense d’interconnexions, etc. Leur rendement énergétique est en outre moindre que les énergies renouvelables dans la plupart des cas, surtout en ce qui concerne la mobilité pour laquelle le pétrole reste l’énergie reine. Par ailleurs, leur coût, une fois intégré celui du stockage n’est pas forcément à leur avantage. L’Islande est un cas intéressant de mix électrique largement dominé par les renouvelables : faible densité de population, gisement abondant pour la géothermie qui permet une production de base (le contraire de l’intermittence), gisements abondants pour l’hydroélectricité (beaucoup d’eau et de rivières avec du relief), pays riche… Ces caractéristiques ne sont malheureusement pas la norme. La Réunion, en particulier, partage certains de ces attributs mais est en réalité beaucoup plus contrainte sur ses ressources naturelles avec une population près de trois fois supérieure.

Quel avenir pour la canne à sucre

« Même avec tous les leviers mobilisés, le territoire n’assurerait localement dans le meilleur des cas qu’environ 50 à 66% de ses besoins électriques. »

Quel serait le modèle le plus vertueux pour La Réunion en matière de production électrique ?

Selon moi, le mix électrique en termes de proportion tel que planifié par la PPE va dans le bon sens en éliminant d’abord les ressources fossiles. En termes de renouvelables, on peut souhaiter une croissance supérieure du photovoltaïque mais il ne faudrait pas que cela se fasse au détriment des terres agricoles, en friche ou naturelles. Il y a suffisamment d’espaces bâtis aujourd’hui pour installer des panneaux solaires, en dépit du surcoût associé au foisonnement de petites installations. Même l’agrivoltaïsme, c’est-à-dire l’agriculture sous des panneaux solaires n’apparaît pas comme la panacée en raison d’incertitudes sur la production, notamment alimentaire, que l’on peut en attendre, alors que l’artificialisation des sols sous ce type d’installation, elle, est assurée. De nouvelles sources de productions électriques renouvelables (marémotrices, géothermie, etc.) pourraient être testées mais il y a là-aussi des incertitudes sur le potentiel réel en conditions locales de ce type d’installation. En effet, il faut souligner qu’il y a un écart important entre le disponible théorique du gisement (la houle marine omniprésente à La Réunion par exemple) et la capacité technique à récupérer l’énergie du gisement (par des installations marémotrices dans l’exemple). Le gain à attendre avec ces technologies récentes n’est donc pas miraculeux.

Vient alors l’épineuse question de la canne à sucre, encore pivot de beaucoup d’exploitations agricoles. Son co-produit, la bagasse, satisfait 10% de nos besoins électriques. Néanmoins, comme discuté dans ma thèse, je pense que cette culture doit faire de la place à d’autres pour augmenter en priorité le degré d’autosuffisance alimentaire (autonomisation alimentaire) de l’île en parallèle de la question énergétique. On pourrait imaginer un modèle moins productif mais plus qualitatif (rhums de qualité, sucres spéciaux) sur une sole cannière plus petite. Cette baisse des surfaces cannières, ne jouerait au final que sur moins de 10% de notre approvisionnement énergétique mais avec un potentiel libéré de plusieurs milliers d’hectares pour l’alimentaire. 

Un certain nombre d’autres biomasses pourraient être mobilisées pour gagner un peu d’indépendance énergétique mais leur répartition devra être négociée avec les besoins de l’agriculture (production de composts par exemple) : filière bois-énergie locale, biomasses déchets…  Des leviers techniques d’optimisation existent également comme l’augmentation du potentiel bioélectrique de certaines ressources ligneuses par gazéification. Mais même avec tous ces leviers mobilisés, et en tenant compte des besoins surfaciques pour l’alimentation, le territoire n’assurerait localement dans le meilleur des cas qu’environ 50 à 66% de ses besoins électriques (d’après nos travaux avec une équipe de Mines Paris Tech dans un article à paraître).

Pour une sobriété planifiée

« Il est illusoire de penser qu’il sera possible de maintenir le modèle tout-voiture avec des voitures électriques, elles-mêmes alimentées par un mix électrique tout renouvelable. »

Si demain, le pétrole disparaît des moteurs de nos voitures, Comment la production d’électricité pourra-t-elle suivre ?

Je pense que totalement substituer les voitures thermiques par des voitures électriques, même en 20 ans, sera impossible, sauf à faire exploser notre facture électrique et donc à recourir à davantage de biomasse importée ou de relancer des centrales à charbon ou au fioul. C’est mon principal reproche à la politique énergétique du territoire : de ne pas envisager une alternative radicale pour la mobilité. Car tout est lié. Il est illusoire de penser qu’il sera possible de maintenir le modèle tout-voiture avec des voitures électriques, elles-mêmes alimentées par un mix électrique tout renouvelable. Le compte n’y est pas et revient en force la question de la sobriété et d’une planification de descente énergétique : attendrons-nous une crise énergétique majeure et un scénario catastrophe d’impossibilité physique ou économique pour une part croissante de la population de se déplacer avant d’envisager un modèle alternatif de mobilité ? Les alternatives sont connues : juguler l’étalement urbain en particulier les zones commerciales hors des centres villes qui pérennisent la voiture individuelle comme mode de vie, investir massivement dans les transports en commun, les infrastructures pour le vélo là où c’est possible, le télétravail, etc. Je souligne que dans la pratique, peu de ces actions relèvent de l’action individuelle, il s’agit surtout de grands plans d’investissement qui sont nécessaires et des politiques publiques qui vont avec : c’est pourquoi je parle de sobriété planifiée.

Comment voyez-vous l’avenir ? Comment la société réunionnaise, marquée par ses disparités sociales, fera face à l’augmentation inéluctable du prix de l’énergie ?

Ce n’est pas évident tous les jours mais j’essaie de rester optimiste sur notre capacité collective à anticiper ces tendances lourdes que nous évoquons ensemble et prendre des décisions courageuses à l’avance. Ces tendances sont liées pour la plupart à des grandeurs physiques, et donc malheureusement indépendantes de quelconques opinions politiques ou militantes. J’aimerais voir émerger du consensus sur ces faits, quitte à s’écharper sur les actions à implémenter ensuite. C’est le jeu du politique après, ça m’est égal. Mais le plus important me semble de poser, de discuter et de partager certains constats pour sortir de l’illusion que tout va pouvoir continuer comme avant. Cette illusion est tenace, d’autant plus que l’on n’a jamais autant parlé de changement que maintenant, mais cela ne se reflète pas dans les chiffres globaux, ou alors dans la mauvaise direction. Il s’agit de regarder en face certaines limites qui s’imposent à nous que nous le voulions ou non (un petit territoire, des ressources limitées pour la population, un contexte de tarissement des ressources et de basculement écologique) et de composer avec ces limites ce qui implique mécaniquement de prioriser différemment nos besoins pour en baisser certains. Si on comprend ces prémices, et que l’on s’y attèle suffisamment tôt et collectivement, il y aura des déçus et de l’aigreur, mais on se donnera les moyens d’éviter un chaos bien plus tragique provoqué par une pénurie aggravée ou une flambée incontrôlée des prix (risque réel au vu du contexte mondial).

Pour terminer sur une note positive, je cultive l’espoir que composer avec toutes ces limites nous donne l’opportunité de réinvestir notre identité d’insulaire, donc de Créoles réunionnais et de tout ce que cela offre comme potentialités même quand l’horizon semblait s’amincir. A ce titre, au-delà de la recherche, c’est nos artistes qui ont un rôle central à jouer pour mettre en rythmes et en mots des manières d’être plus simples et respectueuses de notre petit bout de monde.

Entretien : Franck Cellier

(1) Valentin Russeil est agronome et post-doctorant à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE).

Pour aller plus loin…

Lisez la thèse de Valentin Russeil en cliquant sur sa page de couverture.

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.