TABLE RONDE AVEC ROKHAYA DIALLO, PRISCA AURE ET DOMINIQUE RIVIÈRE
Il ne suffit plus d’honorer Martin Luther King et Nelson Mandela pour se prétendre antiraciste, tout comme on ne s’auto-proclame pas défenseur des droits des femmes. Aujourd’hui ces combats sont loin d’être terminés tant les discriminations systémiques perdurent. Rokhaya Diallo, Prisca Aure et Dominique Rivière en débattent.
Mieux vaut tard que jamais, quelques semaines après la tenue d’un débat sur les femmes et la laïcité organisé par la mairie du Port, nous en publions le contenu sous forme de podcast.
Ont participé à cette table ronde Prisca Aure, directrice générale des services de la ville du Port, Dominique Rivière, ancien président de la Ligue des droits de l’Homme, et Rokhaya Diallo, journaliste, autrice et militante féministe et antiraciste.
La fiche Wikipédia de Rokhaya Diallo est d’ailleurs, selon ses propres dires, un « terrain de bataille » : « c’est le reflet des controverses qui sont liées aux thématiques que j’aborde parce que c’est vrai que c’est très très compliqué de parler de questions raciales dans le contexte français où il y a, je pense, un déni assez généralisé de la situation et de l’histoire de notre pays ». (2’50)
Rokhaya Diallo : « Pour éviter que le débat se radicalise, il faudrait peut-être qu’on s’accorde enfin le droit de s’écouter et de discuter sereinement en s’écoutant tout simplement, je pense que l’écoute, c’est quelque chose qui manque aujourd’hui ». (4’30)
En quoi la loi laïcité a-t-elle favorisé ou défavorisé l’émancipation des femmes dans la société française ?
Dominique Rivière : « La condition féminine est marquée par des inégalités, par des discriminations et par des violences que l’on connaît bien à La Réunion. On a assisté depuis à peu près un siècle à une véritable révolution puisqu’autrefois l’infériorisation des femmes était dans la tête de tout le monde comme un acquis de la nature ou de la civilisation ou de la religion ». (8’30) « La loi de 1905 n’est pas une révolution pour les droits des femmes ». (10’00) « Mais j’ai le sentiment que l’universalisme de la déclaration sur lesquelles est fondée la loi sur la laïcité a aidé les combats féministes. » (13’50)
Rokhaya Diallo : « La loi de 1905 n’apporte pas en tant que tel des droits particuliers aux femmes et d’ailleurs les partisans de la laïcité étaient plutôt opposés aux droits de vote des femmes jusqu’en 1944. Et c’est intéressant de voir qu’au moment où les femmes françaises n’avaient pas le droit de voter, la première femme pasteur a été ordonnée en 1929 par l’Église protestante. Donc, ça montre bien que les églises peuvent parfois, à certains endroits, être plus progressistes que la loi ». (16’00)
Prisca Aure : « Ça a été à mon sens une vraie bascule pour la libération et l’émancipation des femmes qui ont pu s’appuyer sur des principes laïques, libérés des principes religieux. Il faut rappeler que les trois principales religions monothéistes sont restées longtemps très opposées à des principes comme la maîtrise de la fécondité (IVG) ». (19’20)
Pourquoi les tenants de la laïcité ont-ils alimenté le débat sur le voile qui concerne essentiellement les femmes ?
Rokhaya Diallo : « En 1989, quand deux jeunes collégiennes ont voulu, à Creil dans l’Oise, porter leur foulard au collège, c’est leur proviseur qui a interpellé l’opinion publique. À l’époque, le Conseil d’État avait émis une décision disant que le foulard en lui-même n’était pas problématique dès lors qu’il n’était pas accompagné de prosélytisme. » (20’30)
En 2004 la Commission Stasi propose l’interdiction des signes religieux puis l’Education nationale interdit les tee-shirts trop courts. « C’est toujours le corps des femmes qui fait débat, la manière dont les femmes s’habillent. Les jeunes filles sont soit trop couvertes, soit pas assez, mais il y a toujours un homme qui vient expliquer que ça ne va pas et que ce n’est pas républicain. » (23’10)
« Il y a eu cette loi de 2011 qui interdit de se couvrir le visage mais elle n’a pas été votée au nom du principe de laïcité parce qu’il n’est pas possible d’interdire une pratique religieuse dans l’espace public, même au nom de la sécurité. De toute façon, elle n’est plus en application étant donné ce qu’on a vécu avec cette histoire de masque qui permet à tout le monde de se couvrir le visage à l’extérieur. Je pense qu’il y a quand même un refoulé colonial dans l’idée qu’on se fait de l’assimilation, de ce qu’on imagine être français. Et je ne peux pas m’empêcher de penser aux cérémonies de dévoilement des femmes qui avaient lieu dans l’Algérie coloniale des années 1950. » (24’48)
Dominique Rivière : « On a eu peur du militantisme islamique qui était visible par le voile notamment et on a eu de bons républicains qui ont souhaité réagir. Comme l’école est un lieu particulier, il fallait le préserver de tout prosélytisme ou de toute guerre de religion interne. La laïcité française s’est sentie attaquée par l’intrusion de jeunes filles musulmanes portant le voile. Etait-ce du militantisme religieux ou pas ? Paul Vergès disait qu’à La Réunion on est habitué à la diversité, on n’a peut-être pas besoin de cette règle particulière. Pour autant, elle s’est appliquée sans mal à La Réunion.» (28’40)
Prisca Aure : « On a souvent en fait rapproché laïcité et sécurité, laïcité et anti-communautarisme, laïcité et universalité et je pense que l’amalgame est dangereux, on en arrive à des raccourcis entre religion et intégrisme. La société française, la société réunionnaise avant tout, c’est une société multiculturelle de plus en plus ouverte sur le monde. Et il me semble que se restreindre au débat de la laïcité dans l’école, c’est passer à côté de la diversité, du multiculturel, de ce qui fait notre richesse. L’école doit amener à la meilleure connaissance, déjà de soi. En tout cas, ce sont sur ces sujets que nous travaillons dans le cadre de la cité éducative au Port. Derrière les principes de laïcité, on peut passer à côté de sujets très importants pour créer la cohésion. » (35’00)
« Des élèves arrivent avec des poutous, des mini-croix discrètes dans les écoles sans que ça ne pose aucun souci. Dans les lycées, des filles arrivent avec un foulard sur la tête sans que ça ne pose aucun souci et puis il y a des soubresauts. Je me souviens particulièrement de 2018, le nouveau recteur, pourtant réunionnais, au moment de sa prise de fonction, a produit une circulaire à l’attention de tous les inspecteurs de l’Education nationale pour rappeler l’interdiction de port de signes ostensibles dans les écoles. » (38’30)
Est-ce que la diversité réunionnaise peut servir d’exemple à l’Hexagone ?
Rokhaya Diallo : « Au moment des débats sur le port du foulard, j’ai bien compris que c’était beaucoup plus difficile de le mettre en application dans un endroit où il était habituel de voir des personnes de plusieurs confessions coexister à La Réunion où en France hexagonale. Cette loi de 2004 a été un désastre. Elle a vraiment conduit à des abus sur d’autres femmes (…) On a des politiques qui ont interdit le port de la kippa, le port du foulard à l’extérieur, c’est une incompréhension totale du principe de laïcité et c’est pour moi une vision raciste de la France. » (40’00)
« On a la chance en fait d’être dans un pays qui est multiculturel, multi-territorial et multi-confessionnel. C’est une richesse que de pouvoir côtoyer des personnes qui relèvent de cultures différentes et aujourd’hui, moi je crois vraiment que l’état du débat sur ça est désastreux. » (43’00)
« Il y a la France telle qu’elle est dans la rue et la France que vous voyez à la télévision. Donc je pense qu’il y a un problème de perception de soi. »
Dominique Rivière : « On se vante de notre belle diversité réunionnaise mais il y a aussi la loi laïcité. Que serait La Réunion s’il y avait une religion dominante ? Regardez ce qui se passe ailleurs parce que la comparaison vaut parfois raison. Notre savoir vivre ensemble tient à ce qu’aucune religion ne peut imposer sa loi aux autres. Ça fait partie de notre histoire commune. Le Code noir obligeait à la conversion au catholicisme tous les esclaves qui arrivaient. » (46’00)
« Je crois à l’universalisme, c’est le message porté par la Ligue, parce que le différentialisme intégral, c’est l’apartheid. » (48’30)
Question d’une spectatrice : Comment garantir l’expression du fait religieux dans l’espace public grâce aux principes de laïcité ?
Prisca Aure : « Le sujet, ce n’est pas comment maîtriser l’expression d’une religion sur l’espace public, c’est comment garantir la cohésion globale et pour moi, ce n’est pas antinomique. La loi de 2010 sur l’interdiction de se couvrir le visage dans les espaces publics a fait l’objet de commentaires du Comité européen des droits de l’homme qui a très clairement condamné cette loi. Cette loi a été prise sur un principe sécuritaire. Mais l’objectif c’était bien de lutter contre la burqa. Le sujet n’est pas comment on lutte contre la manifestation d’une religion sur l’espace public, c’est comment on fait en sorte que la cohésion nationale ne soit pas menacée par une religion, quelle qu’elle soit. » (54’40)
Des femmes voilées ont-elles déjà été verbalisées à La Réunion ?
Prisca Aure : « Dans la circulaire d’application de la loi, il était très clairement demandé aux forces de l’ordre de privilégier le dialogue et le rappel à la loi avant la verbalisation. » (55’30)
Dominique Rivière : « On interprète la loi en fonction des circonstances avec plus ou moins de rigueur mais bon, mettons les pieds dans le plat. Quand même, aujourd’hui, c’est principalement la religion musulmane qui est visée. Ce n’est pas sans raison non plus. Moi j’observe et j’écoute mes amis musulmans. Quand on était gamins, on portait la chemise fendue. Aujourd’hui, on va faire le hadj. On va en Arabie saoudite. Si vous voulez un exemple magnifique de promotion des droits les femmes, allez en Arabie. Même à la madrassa, les enfants sont invités à porter la robe saoudienne. C’est un symbole quand même assez frappant. Je trouve qu’on peut combattre le voile comme étant une contrainte à la liberté et au progrès des droits des femmes. On peut ne pas tomber dans une espèce d’islamophobie stupide et pour autant avoir les yeux ouverts sur les dérives intégristes. » (57’00)
Rokhaya Diallo : « Il y a des phénomènes d’extrémisme religieux, ça c’est indéniable. C’est pas parce qu’on va faire son pèlerinage qu’on soutient cette dictature théocratique sexiste qu’est l’Arabie saoudite. Il y a une influence qui est liée aussi à une puissance économique, que ce soit le Qatar ou l’Arabie saoudite, qui peut être questionnée par les musulmans eux-mêmes. » (1h01’00)
« L’extrémisme violent et le port du foulard, ce sont des choses qui sont complètement différentes et d’ailleurs, les femmes qui portent un foulard et qui veulent faire du foot, elles ne sont pas forcément encouragées par les personnes qui sont les plus radicales. »
« Le plus important, c’est de protéger le libre choix et de faire en sorte que si des femmes sont contraintes de se vêtir d’une manière qui n’est pas conforme à leur désir, il faut les soutenir, mais si c’est leur choix, je pense qu’il faut les soutenir de la même manière. » (1h03’00)
Remarque d’un spectateur : « À Maurice, si on est musulmans, on fréquente des musulmans, si on est hindou, on fréquente les hindous, si on est Français d’origine catholique, on ne fréquente que les Français catholiques. Je préfère le système réunionnais et le système assimilationniste.
Rokhaya Diallo : « On peut se côtoyer sans pour autant se départir de ce qu’on est. Dans le 19e arrondissement de Paris, j’ai eu cette chance de côtoyer des personnes d’origines extrêmement diverses. Je suis issue d’une famille sénégalo-gambienne avec sa religion, donc une famille musulmane. J’avais ma culture à la maison. Pour autant, mes voisins étaient là aussi cambodgiens, tunisiens… On allait à l’école ensemble. On mangeait ensemble. On célébrait nos fêtes les uns et les autres. Voilà, on était des enfants très ouverts sur les autres mais on ne s’est assimilés à rien en fait. Je suis toujours musulmane et noire. Il n’y a pas un socle qui définit la base de la francité. Devenir français, ça ne veut pas dire se départir de ce qu’on est. Ça veut juste dire appartenir et partager un destin politique commun et je pense que l’assimilation, c’est une très grande violence. C’est l’héritage de la colonisation française qui était une colonisation qui avait une vocation à fabriquer des Français et à écraser les particularismes locaux. L’assimilation est une métaphore du système digestif . Personne n’a envie de se voir appliquer ce qui arrive aux aliments qu’on assimile. » (1h08’00)
Dominique Rivière : « Il faut bien entendu rechercher ce qui est commun. On parle de réchauffement climatique, on parle des biens communs. On parle aussi des droits communs. Pour moi, le différentialisme absolu, c’est l’apartheid chacun chez soi et c’est le commutarisme puissance 10. Aujourd’hui, l’identité devient une espèce de revendication individualiste presque extrémiste. Voyons aussi au-delà de nos différences ce qui est commun. » (1h11’00)
Comment interprétez-vous la disparition du mot « race » de la Constitution ?
Rokhaya Diallo : « En 2018, l’Assemblée nationale a de manière unanime voté en faveur de la disparition du mot race de la Constitution mais ça n’a pas été encore validé par le Sénat. Avec Grace Ly, nous avons créé un podcast qui s’appelle kiffe ta race qui est dédié aux questions raciales dans le contexte français et francophone. Quand on parle de la race, nous en parlons comme d’une construction sociale. On ne met pas de sens biologique derrière la race. On appartient effectivement tous et toutes à la même humanité, mais l’histoire a construit des hiérarchisations et des dominations qui sont liées à la construction de catégories donc qui sont des catégories fictives. » (1h14’00)
« Le fait de vouloir supprimer le mot race de la Constitution, c’est un peu dans la même logique habituelle de déni qui consiste à ne pas vouloir aborder les vrais problèmes. C’est pas parce qu’on enlève le mot race de la Constitution que le racisme va disparaître. J’ai plus envie d’encourager nos parlementaires à lutter contre le racisme que contre un mot. »
Prisca Aure : « le sujet, c’est surtout comment on apprend à connaître l’autre genre, l’autre race, l’autre religion. C’est en ça que La Réunion a des choses à apporter. C’est sûr, ce brassage, ces passerelles, ces conversions et reconversions entre les différentes religions font qu’aujourd’hui on se connaît. Tout Réunionnais sait à peu près quel est le calendrier des fêtes musulmanes, des fêtes hindouistes, etc. C’est peut-être idéaliste mais à La Réunion, on a atteint cet équilibre-là qui est tout le temps menacé. Si à l’école, on ne travaille pas sur une meilleure connaissance de qui est le Mahorais qui est dans ma classe, d’où il vient ? quelle est son histoire? quelle est sa religion? qu’est-ce qui fait qu’il a quitté son département pour venir dans un autre département français ? etc., on passe à côté de l’essentiel : la cohésion passe par l’interconnaissance ». (1h17’00)
Intervention dans la salle pour évoquer l’opération « classe de ville » au Port (1h19’00)
Les luttes contre le racisme et le sexisme seraient-elles allées trop loin au point de susciter des réactions négatives ?
Prisca Aure : « Non ! Les associations, SOS Racisme dans les années 80, aujourd’hui le mouvement woke, font beaucoup pour la détection des discriminations les plus insidieuses et les plus systémiques. » (1h20’00)
Rokhaya Diallo : « On n’est clairement pas allés trop loin. On est loin d’avoir atteint l’égalité pour des populations discriminées. Je suis devenue assez critique sur SOS Racisme. Le slogan « Touche pas à mon pote » est extrêmement paternaliste. Quand on dit « touche pas à mon pote », c’est pas le pote qui parle, c’est quelqu’un qui parle pour lui. Des décennies plus tard, ce fameux pote qui n’avait pas la parole s’est mis à parler pour lui et ça n’a pas été accepté par le consensus majoritaire. Quand on dit que c’est aller trop loin, c’est qu’on a aujourd’hui des personnes qui sont concernées par le racisme anti-noir, anti-asiatique, anti-rom, l’islamophobie, l’antimétisme, etc., qui s’expriment pour elles-mêmes. » (1h23’00)
« On n’est pas du tout allés trop loin. Au contraire il faut aller plus loin en reconnaissant notre histoire, en reconnaissant nos héros et en ne se contentant pas de citer les héros des autres pays. En célébrant leur héritage, en s’inscrivant dans leurs pas pour perpétuer leur travail.»
« L’antiracisme des années 1980 était superficiel. Un antiracisme véritable, c’est un antiracisme politique qui questionne la République qui questionne les institutions, qui questionnent la police. ». (1h26’00)
Dominique Rivière : « On ne va jamais assez loin pour unir des forces. On ne va pas être angélique, il y a des conservateurs, il y a des réactionnaires, il y a des gens racistes et il y a des gens anti-féministes, il y a des groupes qui organisent la lutte anti-féministe. Donc, voilà sur ces deux plans-là, il y a besoin de s’interroger sur les divisions dans le mouvement antiraciste et dans le mouvement féministe. » (1h29’00)
Conduite du débat : Franck Cellier