Querelles de constructeurs et bricolage sous-marin

NRL : DÉPÔT DE BILAN [ÉPISODE 3]

Ce troisième épisode aborde les obstacles techniques à la continuation du chantier. Il y est question des doutes quant à la solidité des piles du viaduc, des agressions mal anticipées de la houle sur les fondations de la NRL, des dégâts environnementaux sous-estimés et, bien sûr, de l’indisponibilité des matériaux.
Le projet tel qu’il était présenté. Ne manquent que les matériaux pour le réaliser.

Depuis dix ans toute critique technique sur le projet de NRL était brutalement contredite par les promoteurs de l’ouvrage au prétexte du fameux : « laissez parler ceux qui savent ». Maintenant que l’impasse technique du projet saute aux yeux, il est temps de rouvrir le dossier. Et plus particulièrement le dossier de 157 pages transmis à tous les élus.

On y lit que dès le débutl’option tout viaduc avait tous les voyants au vert en matière de complexité technique de sécurité et d’impact sur l’environnement. Le seul défaut du « tout viaduc » était son prix : 1,8Mds€ au lieu de 1,66Mds€… 140M€, la différence semble aujourd’hui dérisoire à la vue de tous les surcoûts identifiés. Mais on ne refait pas l’histoire et ce double-viaduc aurait sans douté généré lui aussi des réclamations de la part de ses constructeurs.

De fait, le viaduc de 5,4 kilomètres a beau relever d’une prouesse technologique, il n’est pas pour autant exempt reproches. Les études préliminaires ont visiblement péché. Le rapport nous apprend qu’en 2019 il a fallu reconnaître que son chantier nécessitait une augmentation importante de quantité de matériaux à draguer et de quantité d’acier à intégrer dans la construction des piles et voussoirs. Ça a déjà coûté 33M€ sur la facture. Sans discussion. Et ça sera au coeur des débats juridiques pour évaluer le surcoût total.

Doutes sur la solidité des piles du viaduc

On apprend surtout que la pose des tapis anti-affouillements censés protéger les piles de la houle cyclonique n’a pas pu se faire à la cadence souhaitée. Y aura-t-il une conséquence sur la solidité du viaduc ? Est-ce que la houle n’a pas creusé sous la base des piles alors que les tapis anti-affouillement n’étaient pas encore posés ?

En assemblée plénière, le 27 octobre dernier, le conseiller Christian Annette proposait d’engager un contentieux — en tout cas une mission de contrôle — sur l’ancrage des piles du viaduc.

Christian Annette demande le contrôle des fondations du viaduc.

La relecture du rapport du comité d’experts pour la détermination de la position de la nouvelle route du littoral (2007) rappelle que les ingénieurs de Sogreah travaillaient sur l’hypothèse d’une houle centennale de 12,50 m. Ils recommandaient pour le viaduc « des fondations multi-pieux par pieux verticaux et inclinés chemisés  de 2 m de diamètre ».

Le Centre d’études maritimes et fluviales et le Setra, service d’étude sur les transports les routes et leurs aménagements, partageaient cette recommandation. Les deux organismes préconisaient des fondations s’inspirant de celle du pont de l’île de Ré. Le Setra attirait alors l’attention sur les risques d’usure rapide de la base des fondations par le va-et-vient des galets sous l’effet de la houle et insistait sur la nécessité d’une bonne prise en compte de ce risque.

Retrouvez le rapport complet de 2007 du comité d’experts en cliquant sur l’onglet « Documents » en début d’article.

C’est après avoir mené de nouvelles études géotechniques que Vinci et Bouygues ont estimé pouvoir se passer de pieux profonds au profit d’une nouvelle technique : celle des tapis anti affouillement. Ça apparaissait alors comme une bonne nouvelle. Pour autant, les constructeurs s’appuient sur leurs propres données géotechniques, et les faiblesses des relevés opérés auparavant par le maître d’oeuvre Egis, pour réclamer des surcoûts. Notamment lorsqu’il leur a fallu couler du béton sous l’eau pour solidifier les assises de deux piles au droit de la pointe du Gouffre. Le viaduc a été livré avec deux ans et demi de retard sur le délai contractuel.

Quand la Région dénonçait (en sourdine) l’incompétence du constructeur

Désormais les contestations quant à la responsabilité des retards pris dans la construction des digues surgissent au grand jour. Elles sont pourtant anciennes. Dès 2015, il a fallu signer des protocoles pour faire face à l’indisponibilité des enrochements, à la non-ouverture des carrières de Bellevue et Lataniers, prévues par le groupement.

Les services de la région évoquent même les insuffisance en terme de compétences et d’encadrement pour la conduite des travaux maritimes. Et ce, dès le début du chantier ce qui serait la cause d’ailleurs du retard de la construction du viaduc. Dans le même ordre d’idée — nous l’avons évoqué dans le 1er épisode — les désordres sur la carapece d’accropodes censée protéger les digues, ont fait l’objet de 240 documents entre la Région et les constructeurs et le groupement a longtemps rechigné à réparer les dégâts. Ces malfaçons ne constituent a priori pas un risque de ruine de l’édifice mais elles peuvent induire une lourd de charge d’entretien et de réparation dans le temps

N’oublions pas qu’il va également falloir déconstruire l’actuelle route du littoral sur 1,5 km pour la « remaritimisation » de la falaise en face du grand viaduc. Ça va coûter 20 millions d’euros mais c’était prévu, c’était la contrepartie de la « dérogation espèces protégées » dont a bénéficié la NRL.

Paradoxalement, alors que c’est la principale raison du fiasco de la NRL, le rapport fait état d’une très bonne nouvelle sur l’utilisation des ressources pour construire les digues. En effet puisqu’il a fallu essentiellement avoir recours à des andins, ce qui valorise les terres agricoles, la NRL s’est construite grâce à du « recyclage » pour 60 % des matériaux mis en œuvre.

Pour y parvenir il a fallu mettre en place un processus dérogatoire, mais l’État assure qu’il était sécurisé. En espérant qu’il n’y aura pas de conséquences sur l’érosion des sols…

Les services de la Région présentent un bilan globalement positif en matière de respect de l’environnement. Le rapport rappelle que ce n’est pas forcément l’avis du conseil national de protection de la nature, CNPN qui préconise toujours une nouvelle expertise indépendante visant à réévaluer le choix d’une digue pour le remplacer par un deuxième viaduc. Cette instance suprême s’était auto-saisie pour tempérer les « satisfecit » de la Région et mettre en doute la fiabilité des contrôles diligentés par le maître d’ouvrage.

Retrouvez le rapport complet de 2018 du conseil national de protection de la nature en cliquant sur l’onglet « Documents » en début d’article.

L’exemple le plus concret de ces réserves du CNPN se situe à quelques mètres de fond, côté Possession, là où un platier corallien accueille régulièrement des tortues de mer (espèce protégée). Même s’ils sont invisibles, des travaux ont été entrepris sous la mer pour ériger cette fameuse dernière digue « MT5.2». 35 millions d’euros ont déjà été dépensés pour les fondations, c’est-à-dire la souille, là où on été  posés des gros enrochements. En espérant qu’une houle cyclonique ne viennent pas tout perturber entre-temps.

Fin de validité des dérogations environnementales

Mais 200 mètres de souille n’ont pas pu être réalisés, du fait de la présence de la dalle basaltiques qu’il faudrait miner en face de la Pointe de la ravine à Malheur. En plus de la disparition de cet écosystème marin, son dynamitage est incompatible avec la présence des tortues marines. Aucune mesure n’a encore fait ses preuves pour éviter cet impact. Pour poursuivre les travaux, il faudrait de toute façon obtenir une nouvelle dérogation espèce protégée… et procéder à la capture des tortues puis à leur relâchement après la destruction du plateau rocheux.

Ces questions sont loin d’être secondaires car les dérogations environnementales dont a bénéficié le chantier de la NRL arrivent à échéance le 31 décembre 2023. Et l’on sait maintenant avec certitude que le problème ne sera pas réglé d’ici là. Rappelons que la date la plus optimiste évoquée par la nouvelle majorité est 2028 pour la livraison de la NRL.

Enfin, le plus gros souci demeure l’indisponibilité des matériaux, responsable du coup d’arrêt du chantier. Faisant le bilan de la ressource, le rapport relève qu’aucun site de carrière à La Réunion n’est utilisable à court terme.

Du fait du choix politique de ne plus insister pour ouvrir, à tout prix, une carrière de Bois-Blanc rétoquée à plusieurs reprises par la justice administrative, la solution la plus sérieuse semble toujours la collecte des andains. 

Depuis le début du chantier, 11Mt de matériaux (5Mt d’enrochements et 6Mt de remblais) ont été mis en oeuvre pour les premiers 3,6 km de digues et les terrassements annexes. La construction de la digue « MT5.2» telle que prévue initialement exigerait 7Mt de matériaux (3Mt d’enrochement, 4Mt de remblais).

Où les trouver ? Le rapport de la Région cite l’étude de la Safer qui estime à 6 millions de tonnes le potentiel d’enrochement à retirer des champs. Mais pour confirmer ce chiffre, il faudra de nouvelles explorations dans les champs. Quels rochers peuvent être retirer sans fragiliser l’érosion des sols? Et à quels prix? Cela durera un à deux ans. En fait, ce n’est qu’une évaluation vague. Tout est à ré-examiner. Le rapport note « qu’il existe une incertitude sur la disponibilité en temps voulu de la ressource et sur sa qualité notamment si elle est utilisée dans le cadre de la construction d’une digue à talus ». Et de poursuivre : « une pénurie de la ressource en enrochement supérieurs à 1t ne peut être exclue ». Il est évoqué le recours à l’importation des plus gros rochers et le surcoût est évalué, à ce stade à 15 M€.

La construction de cette digue restante, telle que prévue, n’est aujourd’hui qu’une hypothèse face à six autres… Mais nous en reparlerons la semaine prochaine dans notre 4ème épisode.

Franck Cellier

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.