soulié Sasha

[Tribune] Et les jeunes enfants alors ? Si on les emmenait au théâtre ?…

LA TRIBUNE DES TRETEAUX

Les chaussures de Sasha / Okilé soulié Sasha par la compagnie Nektar, avec Cécile Hoarau et Nicolas Poullet. Scénographie de Li Bernard.

Dans sa Tribune des Tréteaux, Halima Grimal, enseignante à la retraite, raconte les pièces de théâtre auxquelles elle assiste, chaque semaine, dans les salles culturelles de la commune de Saint-Pierre.

Il est un domaine que la représentation théâtrale explore peu et qui touche une tranche d’âge particulière, entre 6 mois et 5 ans ; un théâtre qui sait s’appuyer sur la période la plus déterminante dans la construction des individualités ; un théâtre qui peut doubler les projets éducatifs et pédagogiques mis en œuvre à l’école. Les débuts et les fins de vie sont certainement les grands oubliés du spectacle vivant, mais, lorsqu’il s’agit de former les adultes de demain, la scène, comme tout ce qu’elle propose, est d’utilité publique.

Et ce choix, à la fois pertinent et difficile, la Compagnie Nektar l’a fait depuis quelques années déjà : monter des pièces courtes, qui ne dépassent pas la demi-heure, et qui concernent les tout jeunes spectateurs. Le pari est complexe car on peut douter de parvenir à rassembler une jauge suffisante de public attiré par ce genre de théâtre : est-ce rentable de promouvoir ce que les enfants pourraient ne pas comprendre et que les parents ne considèreraient que comme une récréation, un petit divertissement sans conséquence, dont ne parle pas entre soi et qu’on oublie très vite ?

Or il s’agit d’un théâtre qui trouve sa cible, qui plaît et même enchante, un théâtre que les enfants regardent avec gourmandise. Cécile Hoarau et Nicolas Poullet ne s’y sont pas trompés et chacune de leurs prestations scéniques est une victoire sur l’obsession du jeu vidéo qui distrait certes mais qui ne fait qu’entretenir la passivité mentale et intellectuelle ; le Danemark en a fait la triste et probante expérience : après 5 années d’utilisation de tablettes et de jeux reposant sur l’animation de l’image pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, les pédagogues danois ont constaté un déclin chiffrable des capacités imaginatives.

Lorsque, dans quelque salle que ce soit de notre Sud, à Saint-Pierre et hors la ville, Les Chaussures de Sasha/Okilé soulié Sasha ?, le dernier spectacle monté par la Compagnie Nektar, est représenté, cela fait salle comble. La demande existe bien.

Sur scène, une guitare aux abords des coulisses mais, surtout, une petite maison en plein centre, un ti kaz lontan, comme les enfants savent en dessiner : un rectangle vertical pour l’habitation et un triangle en grenier, façon chapeau pointu. Deux carrés pour les volets qui s’ouvrent bientôt. Les deux comédiens apparaissent, les gradins sont silencieux : on s’apprête à découvrir la demeure de Sasha. Lors, les deux comparses utilisent des représentations d’animaux qui jouent, s’éveillent, se poursuivent : petite captation de l’attention de tous, mise en situation, on est à La Réunion, et, non, le chat ne mangera pas le margouillat. Ce théâtre d’objets que l’on retrouvera, avec des poissons ou des souliers qui volent et nagent, fait le délice des enfants. On revisite les acquis du langage avec un lexique adapté.

Sasha se réveille ou Sasha dort, tout est prétexte à une exploration : faut-il habiller l’enfant ? Un jeu de cubes remet en ordre les données logiques de la représentation du corps. Mais il faut surtout retrouver les chaussures de la petite fille qui apprend tout juste à marcher : occasion de visiter la maison dont l’architecture ne cesse de s’agrandir en actionnant des tiroirs bien dissimulés, ici la cuisine, là une chambre, etc. La case si simple, si basique, au commencement, s’enrichit de dessins naïfs, avec des formes rondes, des couleurs chaudes. Tout un univers joyeux se déploie sous nos yeux. Et l’apothéose de cette œuvre centrale se produit avec l’élaboration progressive d’un jardin, un éden magnifique, planté de toutes sortes de floraisons. Bravo à Li Bernard qui a conçu cet origami prodigieux que les deux comédiens déplient pour l’émerveillement de tous. Parents et progénitures restent bouche bée devant ce qu’on pourrait appeler « l’éclosion d’une fabuloserie ». Le mot « magique » est prononcé par un enfant, il court bientôt dans la salle en chuchotis, car personne ne veut briser cet enchantement.

La pièce est jouée en français et en créole mêlés. Un texte simple et charmant mais, surtout, accessible à tous. Et quand Nicolas Poullet chante un ti séga en s’accompagnant à la guitare, les enfants reprennent en chœur. Il s’agit de l’adaptation d’un livre écrit par Cécile Hoarau ; la qualité de la représentation agit justement comme une incitation à prolonger par une lecture assistée cet instant qui a mobilisé l’attention, et a demandé aux petits de faire l’effort d’être des spectateurs assis et concentrés. Car ils ont été des spectateurs silencieux, adorables et heureux.

Ce théâtre est donc de toute nécessité. Bravo d’en donner une si belle mouture !

Halima Grimal

A propos de l'auteur

Halima Grimal | Reporter citoyen

Née à Paris, diplômée de La Sorbonne, professeur de Lettres Classiques, Halima Grimal a rapidement ressenti l’appel de « l’Ailleurs ». Elle quitte l’Hexagone à 25 ans vivement désireuse d’élargir ses horizons. Ainsi passe-t-elle plus de deux décennies à enseigner au Maroc, au Gabon, aux USA (San Francisco), en Guinée Conakry.
En 1994, elle découvre l’île de La Réunion : elle est nommée à Saint-Philippe, y reste quatre ans à multiplier les projets pédagogiques ; elle fait la connaissance du comédien Jean-Luc Malet : ils implantent le théâtre dans le Sud et créent la troupe des Banquistes de Bory, qui regroupe une quarantaine d’élèves.
De retour en métropole où ses trois enfants se frottent pour la première fois aux réalités de leur terre d’origine, elle n’a de cesse de repartir. Ce qu’elle fera sept ans plus tard, en 2005 : direction Mayotte.
Et, enfin, ce retour tant espéré à La Réunion, où elle s’installe définitivement en 2009. Au-delà des nominations officielles où elle forge son expérience professionnelle à des pédagogies autres, elle découvre des cultures, des modes de vie, des formes de création, des rapports à l’Histoire vus sous un angle nouveau. Mais, surtout, des gens, artistes ou non, avec qui elle noue des amitiés, auprès de qui elle ne cesse d’apprendre.
Le temps des vacances permet encore une parenthèse de voyages, en Inde, en Chine, en Australie, mais aussi en Europe ; en 1981, elle se rend dans ce que l’on appelle encore « les pays de l’Est ». Depuis La Réunion, elle porte ses pas au Kenya, en Tanzanie et dans les îles de l’océan Indien (Madagascar, Maurice, les Seychelles).
Tout cela nourrit les nouvelles qu’elle écrit et qu’elle rassemble dans une première publication, Vingt-et-un Points de Suture Depuis son retour dans l’île, elle participe à la vie culturelle et artistique de la ville de Saint-Pierre.