Traduire en créole

LIBRE EXPRESSION

Emmanuel Kherad, journaliste et producteur de l’excellente émission La librairie francophone sur France Inter, est interrogé dans le cadre d’un article sur le salon Athéna (« Salon Athéna : La littérature réunionnaise se veut partout, en créole et en français », Clicanoo). Certaines de ses déclarations sur la traduction des classiques français en créole me semblent discutables, notamment celle-ci : « On change forcément l’intention de départ avec de nouveaux mots et expressions. Est-ce que ça sert le livre ? Pour moi, c’est perdre un peu son âme. »

Ces mots renvoient à une conception intentionnaliste de la lecture datée (XIXe siècle) qui cherche l’intention de l’auteur derrière le texte. Une telle vision fait abstraction de l’activité d’interprétation dans laquelle s’engage le lecteur au moment où il lit une œuvre romanesque. Pour Ricoeur, l’œuvre littéraire est ouverte à « un auditoire illimité et indéterminé », c’est-à-dire à des lecteurs évoluant dans des contextes différents, pour lesquels le sens du texte se décontextualise et se recontextualise. Alors oui, le livre « perd son âme », une « âme » produite par l’intention d’un auteur – et s’y assimilant – érigé de ce fait en véritable démiurge.  Dans cette perspective, l’activité de lecture se réduit à un simple décodage où il s’agit d’essayer de se mettre à la place de l’auteur – ou à celle de ses premiers lecteurs – afin de comprendre « l’intention de départ ». C’est tout à fait illusoire car est omise la dimension dialogique inscrite dans l’acte de lecture. C’est à partir d’un chronotope ( un maintenant-insulaire post-colonial  que nous comprenons ce que tel texte nous ; nous réactualisons sans cesse le sens du texte par rapport à notre propre présent.

Le texte « perd donc son âme », mais c’est la loi du lire

Par ailleurs, Emmanuel Kherad ne semble pas approuver les traductions en créole d’œuvres romanesques écrites en français. Il s’en explique par cet énoncé en forme de question rhétorique : « Car tous savent lire les deux langues, alors pourquoi traduire ? ». Ce journaliste littéraire a parfaitement le droit de penser ce qu’il pense. Il a raison quand il dit que les lecteurs de créole lisent aussi en français. Mais est-ce une raison suffisante pour qu’ils ne s’intéressent pas aux traductions de classiques en créole ? Je pense que ce serait un moyen de découvrir (redécouvrir) d’une autre façon, dans un autre système linguistique, des œuvres d’auteurs français lues autrefois, souvent sous la contrainte, dans un cadre scolaire, qui accorde peu d’importance à la dimension plaisir. 

D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que ce genre d’entreprise (traduire en créole) intervient dans un contexte sociolinguistique particulier marqué par la diglossie, mettant en relation une langue dominante (le français) et une langue en position inférieure (le créole) encore jeune et n’ayant pas encore conquis ce que Jean Bernabé appelle, la « souveraineté scripturale ». Pour atteindre cet objectif, l’exercice de la traduction du français au créole de textes majeurs de la littérature française, des romans notamment, me semble être un passage obligé. En effet, toute langue vit de néologismes spontanés ou construits. Les traductions, si elles se généralisent, pourraient contribuer à la production de mots nouveaux susceptibles d’enrichir lexicalement le créole.

En somme traduire pour défendre et illustrer les langues créoles, si je puis me permettre ce détournement du manifeste de La Pléiade.

Jean-Louis Robert,

écrivain et traducteur.

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Kozé libre

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