[LIBRE EXPRESSION]
Dans cet épisode, et il y en aura d’autres, je voudrais poursuivre ma réflexion relative aux relations que tissent aujourd’hui hommes et femmes, dans la prise de conscience des évolutions qui ont fait exploser les représentations et les codes généralement admis. On remarquera sans surprise que mon propos relève d’une approche subjective et impressionniste.
Pour une connaissance scientifique des données présentant la problématique des violences conjugales, il est utile de se référer aux publications du Réseau VIF – Centre d’Education et de Prévention à la Santé (CEPS), 21 rue Ibrahim Balbolia, 97460 Saint-Paul et notamment à la conférence intitulée « Violences conjugales & Grand danger » exposée récemment par Geneviève Payet, probablement la meilleure psychologue de cette génération. Avec une maîtrise sans pareil, elle y traite des réponses apportées aux situations de danger et de grand danger dont les femmes sont victimes, elle rappelle les facteurs de risque susceptibles de concourir au déclenchement des violences conjugales, elle présente quelques repères juridiques, elle identifie aussi bien les personnalités agressives que les caractéristiques des couples à « transactions violentes ». On aura compris que dans cet article, là n’est pas vraiment mon propos…
Aujourd’hui, toute prise de position relative aux violences domestiques et notamment à celles dont la femme est la victime désignée, risque de se heurter à deux écueils. Le premier est d’énoncer des banalités et d’enfoncer des portes ouvertes. Le second est de risquer quelques hypothèses parallèles qui ne peuvent que provoquer la contestation et le débat stérile aussi bien qu’interminable, sans pour autant permettre d’aboutir à des conclusions opérationnelles dans les difficiles réalités de la désunion affective.
Pour parler des « hommes violents », sur le plan des comportements individuels, je reste sensible à l’hypothèse de l’insécurité personnelle et de l’absence de confiance en soi, d’estime pour soi, en un mot de cette immaturité inquiète éprouvée par l’individu « qui n’a pas eu son compte » d’affection mesurée et de sécurité existentielle structurante dans son enfance. Il n’a connu qu’un laxisme « complaisant » sans la moindre limite, ou à l’inverse une série de limites éducatives sans aucun véritable espace de tendresse partagée.
Adulte, son attente « maladive » de réassurance de la part de sa compagne, qu’il parvient à dissimuler sous les apparences viriles que la socialisation toxique des « hommes, des vrais… » l’a contraint à adopter, ne parvient jamais à masquer la crainte que cette compagne échappe à son contrôle et au rôle réparateur et sécurisant qu’il en attend. Il arrive ainsi que la fameuse résilience laisse des pans entiers de fragilité existentielle béante. Bon dans la réalité, c’est moins poétique que mes analyses, ce serait plutôt, très vulgairement exprimé « … tu baises ou j’te casse un bras… ». Pour répéter ce qui me semble simple et banal : du point de vue interpersonnel comme du point de vue social, le terreau de la violence est façonné de carences, de frustrations, de souffrances de toute nature… C’est là qu’elle prend racine. Si une société entend vraiment l’éradiquer, alors ce sont ces privations et ces indigences éducatives, dès la prime enfance, qu’elle devrait pouvoir traiter…
Pour l’heure, dans ces lignes, je demeure néanmoins essentiellement préoccupé de comprendre l’importance du contexte social et sociétal (ou des contextes…) dans lequel se déclenchent les conflits conjugaux d’aujourd’hui et les actes de violence qu’ils peuvent entraîner. Faute de quoi, dans les drames qui nous sont communiqués quotidiennement par les médias, on ne peut déchiffrer qu’une juxtaposition de comportements individuels ou interpersonnels, sans lien les uns avec les autres, et simplement tributaires des pathologies propres aux relations et aux individus incriminés… Pourtant, dans les antagonismes conjugaux et familiaux, notre époque me semble être pour quelque chose, avec son cortège contradictoire d’invitations à la fois au respect mutuel, discours sincère mais convenu, à une affirmation de soi sans réserve et à une compétition qui mobilise les pulsions les plus offensives, et qui, sans merci, oppose les individus les uns aux autres, binaires ou non binaires, genrés ou non, jusque dans l’intimité du couple et de la famille.
La fin du « Kinder, Küche, Kirche »… Quelles perspectives ?
D’emblée, j’estime que les multiples manifestations de l’émancipation féminine contemporaine sont une des sources non négligeables des tensions qui nourrissent et perturbent la relation dans certains couples. Elles sont venues ruiner les codes les plus tenaces de la masculinité. Et les schémas de comportements masculins — machistes les plus répandus (dans le couple hétéro bien entendu). En ce qui concerne leur statut, les pertes subies par les hommes de notre génération (les grands-pères et futurs…) sont incalculables… Entraînées par des évolutions sociales irrépressibles, elles sont considérées comme proportionnelles aux conquêtes féminines. Je me résous ici à en résumer quelques aspects, probablement parmi les plus déterminants, même si la réalité n’accompagne pas nécessairement leur énonciation formelle. Le démantèlement des héritages patriarcaux a signé le terme de ce qui était longtemps apparu comme imprescriptible et qui relevait d’une législation familiale intangible : la prépondérance de l’homme chef de famille, pilier et protecteur des « siens », son statut prééminent sur le podium social et dans l’espace public, tandis que la femme « se consacrait » à l’espace domestique et éducatif.
Concrétisée par la promotion de la mixité généralisée en éducation et dans la vie sociale ou par l’abolition de la différentiation sexuée des activités et des métiers, l’accélération de ces évolutions a entraîné toutes sortes d’éléments incidents : pêle-mêle, l’émergence du spectre diffus de la dévirilisation, la perte des contrôles sociaux et l’affaiblissement de leur intériorisation, la fin des « prédéterminations » auxquelles se sont substitués les appels à la conscience personnelle et à l’autonomie, les décompositions et recompositions familiales, et plus récemment l’ensemble des mouvements gravitant autour des « gender studies » …
Je considère qu’on ne peut laisser de côté le fait que les violences exercées essentiellement par les conjoints et ex-conjoints aujourd’hui s’inscrivent dans ce contexte d’altération du statut de la masculinité, et où, depuis 70 ans, et avec une accélération récente spectaculaire, les femmes occupent de façon marquante l’espace public auparavant dévolu aux hommes. Bien entendu, dans le monde binaire qui distingue ce qui est de l’ordre du masculin de ce qui caractérise le féminin !
La description des espaces de cette promotion de la femme est devenue presque inutile, dans la mesure où ce ne sont pas simplement des secteurs mineurs d’activités et d’engagement qu’elle occupe graduellement. De fait, des pans considérables de l’activité professionnelle et de la vie de la cité sont presque entièrement féminisés. Là notamment où se structurent et se régulent les liens sociaux et où les hommes se font rares (Mais où sont-ils donc ?) ! Les statuts, les positions sociales, les responsabilités d’encadrement, les pouvoirs hiérarchiques, dans la politique, les organisations éducatives, sociales et médico-sociales, dans le système judiciaire, dans l’économie ou la finance, dans l’associatif comme dans les secteurs de la gouvernance transnationale, ont été redistribués depuis longtemps. Mêmes partielles (on le voit sur le plan salarial), les conquêtes féminines sont à ce point massives, constantes et la plupart du temps, tellement heureuses, que dans nos sociétés avancées, elles se sont imposées sans la moindre protestation.
Ces réalités sociales et sociétales qui favorisent l’intégration des femmes dans l’espace collectif entraînent une perception nouvelle de la féminité, de ses droits, de ses exigences. Le féminisme n’est plus seulement revendicateur. Il est devenu affirmé, combatif, belliqueux. La parole des femmes s’est faite claire et impérieuse, certainement stimulée par le mouvement # me too # de protestation contre les agressions à caractère sexiste et sexuel. Mais pas uniquement. Les comportements féminins se transforment : l’affirmation féminine, la mise en œuvre de la pulsion offensive (autoconservation) et de son efficacité, les grèves du sexe, les vagues successives des manifestations et des mouvements féministes, la combinaison des luttes contre le patriarcat et le capitalisme, origines conjuguées de l’oppression des femmes, l’accession spectaculaire des femmes en politique et dans les structures de pouvoir… tous ces assemblages, parfois désordonnés et contradictoires reflètent de façon concrète les remous et les bouillonnements qui ont favorisé la concrétisation des revendications morales et intellectuelles de la Déclaration universelle des droits humains de 1948, relatives à l’égalité homme-femme, notion que l’on remplacerait probablement aujourd’hui par le concept d’équité.
Comment pourrait-on imaginer que, du point de vue du psychisme aussi bien que dans les temps de vie concrète, les relations de l’intimité conjugale et familiale, vécues dans l’appartement, la villa ou la case, ne soient pas concernées d’une façon ou d’une autre par ces évolutions, bien qu’à un degré variable, ça va de soi ?
Les hommes : déconstruction ou débandade ?
En regard du concept de « crise de la masculinité » qui fait l’objet de multiples controverses, il semble devenu plus adéquat de parler de crise « des masculinités »… Comment être un homme aujourd’hui ? Pourquoi la façon dont nous l’avons vécue est-elle dénoncée en ces temps comme un modèle toxique ? Mais au fait, alors, qu’est-ce qu’être un homme ? Mille façons de l’être, de l’incarner, de le concrétiser dans les comportements quotidiens. Chacun, après tout, se débrouille avec des repères de plus en plus instables, au cœur desquels les héritages familiaux paternels ont souvent fini par s’estomper… Et auxquels les idéologies à la mode prétendent se substituer.. Ce sera pour l’épisode n°3…
(à suivre donc…)
Arnold Jaccoud
Note du comité de lecture : Cette tribune a suscité un vif débat au sein du comité de lecture. Nous la publions intégralement et bien sûr le débat reste ouvert à toutes celles et ceux qui veulent s’y joindre.