Violences sociales – violences urbaines

LIBRE EXPRESSION

Depuis plusieurs semaines, et même dès l’année dernière, les évènements relevant de la violence sociale et urbaine se multiplient, parfois sanglants et meurtriers, toujours abominables et destructeurs. Saisies par une émotion et une exaspération aussi compréhensibles l’une que l’autre, les autorités concernées, selon leur habitude, « condamnent avec la plus grande fermeté ces actes intolérables et les agissements de certains individus qui se livrent à des violences au mépris de… »

Le cas échéant, chaque fois qu’un des protagonistes est touché à mort, les responsables institutionnels unanimes « tiennent à faire part de leur profonde tristesse et s’associent à la douleur de la famille », ou alors affirment « s’inquiéter de la banalisation de la violence » ou demandent avec une véhémence catégorique « que l’autorité publique agisse pour que cette violence s’éloigne sans délai des établissements scolaires », là où elle prend si souvent racine… À la suite des récents événements qui se sont multipliés dans l’Est, on a même vu ces derniers jours une société spécialisée dans le secteur d’activité des arts du spectacle vivant s’adresser publiquement à ses fans de façon particulièrement surprenante : « La Réunion bascule dans l’effroi et la violence. Trop de frérots avec des armes, trop de frérots derrière les barreaux, trop de frérots morts. Des larmes pour les familles endeuillées, du sang pour les victimes, nous ne voulons plus voir nos mères et nos pères pleurer prématurément la mort de leur enfant… L’ADN de la street nous dicte notre avenir, un avenir où la violence n’a pas sa place, n’a plus sa place. »…

Dans un premier temps, plongé dans l’émotion dans laquelle est entraîné tout humain normalement sensible, on ne peut évidemment que souscrire à ces déclarations. Et clamer que c’est affreux et partager la souffrance qu’infligent ces événements aux familles, aux jeunes proches, aux gens de bien qui peuplent cette île.

Avec le temps, cependant, et l’apaisement émotionnel qui l’accompagne, il convient de réfléchir, notamment au contexte de ces tragédies ou de ces forfaits. Il convient d’en analyser si possible les motifs, de tracer les interventions postérieures, mais également préventives dont ils appellent les déclenchements.

La préoccupation doit nous saisir selon laquelle, en ayant uniquement recours à nos émotions, à nos révoltes et à nos injonctions verbales pour prendre position face aux évènements et aux dérives comportementales les plus intolérables, sans chercher à en approfondir le sens, nous risquons en fin de compte de ne combattre que des symptômes, des effets et des conséquences… et sans jamais traiter les chaînes multiples de causalités aux sources de leurs manifestations. Constat habituel. Autant dire que l’aboutissement ne peut être que stérile. Ce n’est pas nouveau. Quand on fait un peu plus de la même chose qui a déjà terriblement échoué, il n’y a pas de raison qu’on n’obtienne pas le même résultat… un peu plus tard, un peu plus loin !

En un mot, toute manifestation de violence constitue un symptôme, une conséquence, dont on doit constamment rechercher les chaines de causalité. Ne serait-ce que pour en éviter la répétition…

Aux racines de la violence juvénile…

Famille & Ecole

J’entends ici, sans grande prétention, faire œuvre pédagogique ! Il convient de débuter la réflexion à partir de l’âge de l’enfance et de la scolarisation. Dans cet article au cours duquel je souhaite traiter du milieu scolaire et de ses liens avec les familles, je m’attacherai à identifier les fondements des comportements d’enfants et adolescents devenus élèves, et dont l’absence de contrôle devient, à ce qui apparaît au grand jour depuis longtemps, un des socles fondamentaux des violences ultérieures, « sociales et urbaines ». J’envisage bien entendu que ce texte soit complété par d’autres articles au cours des prochaines semaines… pour autant que le Comité de lecture de Parallèle Sud y donne son accord.

Pour introduire ma réflexion sur les violences dans l’enfance, en milieu scolaire notamment, je ne crois pas inutile de tracer trois idées préalables fondamentales. J’espère que les lecteurs de Parallèle Sud me pardonneront le côté pédant de ces lignes… pourtant indispensables à mes yeux.

Trois préalables

En ce qui concerne le concept même / la notion de violence, avec tout ce qui l’environne, je crois important d’être « prudent avec les mots » et d’éviter les abus de langage !

1 • Traiter de la violence (du latin vis – la force) fait référence, pour simplifier, à l’une de nos pulsions fondamentales : La pulsion d’agressivité, « constitutive du sujet humain » (comme de tout être vivant), raison pour laquelle on ne peut pas l’éradiquer. … En revanche, comme toutes les pulsions humaines, elle doit faire l’objet d’une intégration, d’une éducation, d’un conditionnement, pour la rendre socialement acceptable.

La notion de « violence », parfois amplifiée ou appliquée à toute situation de façon caricaturale, est plus complexe qu’elle en a l’air. Elle demande les éclairages de diverses disciplines scientifiques. Mais, pour simplifier, verbale ou surtout physique dans son acception individuelle, quelquefois sociale ou institutionnelle, elle est toujours connotée par le recours à la force coercitive. Et là où certains chercheurs voient surtout la violence dans ses manifestations les plus intolérables, d’autres, plus discrets, font observer les mécanismes initiaux de victimisation, et détectent la souffrance préalable, dont la violence n’est que la réponse, la phase réactionnelle.

Selon les connaissances diffusées par les neurosciences, la violence — l’offensivité ou l’agressivité défensive en tout cas — est constitutive de la nature humaine. Elle est désignée d’une certaine façon « comme une disposition primaire et instinctive qui fonde l’autonomie de l’être humain ».

Elle sert d’abord à obtenir ce que l’on convoite pour accroître son niveau de gratification. Ses cibles peuvent être d’ordre matériel : nourriture, fortune, objets de confort de toutes natures. Elles peuvent être d’ordre symbolique : des relations, une femme ou un homme, du pouvoir, un statut respectable, sa dignité…

Mais l’agressivité constitue également un moyen de défense et de protection, de lutte contre le mal-être personnel, le manque et la souffrance.

On l’observe notamment dans la phase de croissance adolescente où les passages à l’acte et la transgression ont parfois tendance à dominer le comportement et s’expliquent, de ce point de vue, comme inscrits quasi normalement dans le cheminement de croissance, de contre-dépendance, puis d’autonomie et d’intégration vers l’âge adulte.

Elle peut donc être l’objet de tous les conditionnements et de toutes les manipulations. Elle peut également être associée à des finalités supérieures comme l’engagement pour une cause, la volonté de se faire valoir, la fierté, l’ambition, la propension à s’indigner ou le sens de la justice et du droit.

2 • Il m’apparaît que les manifestations d’agressivité et de violence comportent toujours deux niveaux de lecture :

a – Leurs modalités d’expression (généralement accablantes, intolérables et inadmissibles)

b – Le « message qu’elles contiennent » qui peut être explicable, expliqué et avoir un sens compréhensible. (Expliquer n’est pas approuver c’est uniquement tenter de donner un sens possible !)

• Evidence banale : lorsque l’expression d’une « colère noire et destructrice » nous choque en raison de son caractère insoutenable, les réactions émotives qu’elle entraîne occupent tout l’espace de notre perception et nous empêchent largement de chercher le sens (caché et complexe ?) du « message transmis » et de sa signification. Résultat déjà mentionné plus haut : on risque de réagir à un symptôme, à un effet, à des conséquences (modalité d’expression)… et non d’agir sur les sources et les chaînes multiples de causalité de cette expression. (message contenu).

Autant dire que le résultat à terme n’entraîne ni satisfaction ni réelle résolution du problème initial !

• Nous vivons dans une société paradoxale, dans laquelle l’exercice de l’agressivité, par ailleurs constamment présente et active, est soumis à une finalité sociale normative, dont la cohérence n’est pas toujours évidente pour les plus influençables d’entre nous… :

• Tout, dans les sociocultures contemporaines, apparaît comme un encouragement permanent à la compétition, à l’affrontement, à la rivalité qui favorise la pulsion d’agressivité : L’éducation en général, les sports, la carrière scolaire, l’économie, le social, la politique. Etre le premier, le vainqueur, le champion, le gagnant, le victorieux, the winner, etc. sont présentés comme la motivation essentielle de multiples activités sociales.

• Tous ces encouragements et toutes ces stimulations rendent nombre de manifestations de l’agressivité socialement admissibles ou même recommandées.

Même l’industrie internationale du divertissement (entertainment) nourrit les populations juvéniles de jeux électroniques dont la violence des affrontements constitue souvent le moteur essentiel. Dans les jeux vidéo, la défaite ni la mort n’ont évidemment aucune conséquence… Et leur influence addictogène sur les comportements réels ne semble vraiment pas dépourvue de risques…

Mais, comme dit plus haut, nous vivons dans une société paradoxale !

Définie comme « une attitude intentionnelle, tendant à imposer un rapport de domination par la contrainte physique, verbale, parfois psychologique ou même financière, la violence s’appuie sur la volonté d’impressionner et de faire pression pour obtenir de l’autre une soumission par crainte ou par une atteinte à son intégrité »… Faire varier la sémantique ou distinguer l’orientation ou le degré de ses manifestations ne modifie en rien la réalité de la pulsion qui s’exprime… lorsqu’elle n’a pas fait l’objet d’une véritable intégration — appropriation, fondée sur la prise de conscience de la part du sujet de l’intérêt supérieur qui englobe les besoins du collectif, tout autant que les siens propres.

«  STOP à la violence ! » Dans le même mouvement donc, notre socioculture se déclare explicitement agressophobe. Pour se protéger contre une expression de la pulsion agressive qui se retournerait contre elle (violences sociales, urbaines – violences domestiques, etc.), elle s’appuie sur des principes moraux et des règles plus ou moins acceptées, dans les rapports sociaux et interpersonnels (on ne frappe pas, on n’agresse pas, on ne détruit pas le bien d’autrui, on n’insulte pas…) D’où la censure de l’agressivité, lorsqu’elle vient porter préjudice à quelqu’un, blesser autrui ou lézarder le consensus social.

On pourrait résumer la problématique ! Le paradoxe de notre société, c’est à la fois :

— de vouloir favoriser en permanence la lutte, la rivalité, la compétition sociale et interpersonnelle

— et d’imaginer que l’individu va déterminer ses propres limites à la satisfaction de ses besoins, (souvent nourris de jeux digitaux stimulateurs de violence) en intégrant quasiment par automatisme naturel les interdits de l’agression, qui seuls permettent une survie collective dans un équilibre et un apaisement tout relatifs.

Il faut donc s’occuper de l’éducation de la pulsion d’agressivité de façon à la rendre socialement acceptable…

3 • Le comportement des individus est largement tributaire de l’environnement dans lequel ils sont plongés, qui le conditionne et le façonne. Il est le fruit d’une histoire singulière et complexe, combinaison des interactions entre ses pulsions, ses besoins et son environnement humain, familial, social, amical, intégrant l’image de soi, les représentations du monde et des rapports humains, l’ensemble des expériences intimes et de leur répétition…

Banalité en même temps qu’évidence responsabilisatrice : la transmission première des comportements et des valeurs auxquels ils se réfèrent se produit dans l’environnement de la famille (ou ce qui en tient lieu). Ensuite… intervient la socialisation hors de la famille, par cercles concentriques ou par intersection de plusieurs influences :

— système éducatif structuré (crèches, maternelles, scolarité progressive…)

— influence informelle, mais certaine, des égaux, des pairs (potes, dalons…)

— influence des groupes, organismes et structures volontaires (sport, mouvements de jeunesse, voyages de jeunes, etc.)

— influence de plus en plus déterminante des systèmes de communication virtuelle (divertissements, médias et réseaux sociaux).

Il faut donc aller plus loin. Jamais pour excuser. Uniquement pour expliquer. Les adolescents caractérisés d’irresponsables apparaissent souvent tels les simples reflets d’une socioculture qui les forme, les structure, les instruit, les nourrit… une socioculture elle-même largement irresponsable, violente, indifférente à la souffrance, laxiste et lâche, comme ils le sont eux-mêmes.

On peut y déceler sans risque de se tromper l’effet de la transmission ratée de comportements sociaux acceptables dans des familles défaillantes…, puis dans un système scolaire inadapté et parfois dans l’immersion sans contrôle des lois de la rue…

On peut y dénoncer la méconnaissance ou pire, l’invalidation volontaire de l’analyse des chaînes de causalité. Quand on ignore les raisons (± volontairement), on est contraint de traiter les symptômes. Inutilement, bien sûr ! Si on veut vraiment changer les choses, il faut parvenir à agir sur les causes (multiples) de cette violence, parmi lesquelles frustration, carence affective et émotionnelle, mal-être, souffrance et désespoir de tout…

Car le monde et les temps changent…

De façon pas trop simplificatrice, les croquis qui suivent exposent, d’une part, l’environnement global schématisé dans lesquels évoluaient enfants et adolescents dans « le passé » et d’autre part, celui dans lequel ils se trouvent dans le « présent ». Chaque environnement détermine largement les conditions qui préside à leur intégration sociale et les y conduit.

Dans cette configuration, on peut noter plusieurs caractéristiques dans lesquelles se retrouveront certainement ceux qui ont vécu cette époque :

• Une cohérence notable des discours et une homogénéité relative des représentations sociales qui caractérisent l’environnement dans lequel grandissent l’enfant et l’adolescent.

• Une large convergence des valeurs véhiculées par la socioculture, au travers des « messages» énoncés dans les divers espaces de vie et de croissance. Les comportements interpersonnels et sociaux s’inscrivent à l’intérieur de cadres connus.

• Chacun sait bien ce qu’il est appelé à respecter, même lorsqu’il le transgresse…

Du point de vue des conditions de socialisation :

• Les itinéraires personnels sont balisés, surdéterminés par le groupe social qui exerce un contrôle relativement rigoureux et cohérent.

• On ne propose pas un objectif à l’individu. On lui assigne des comportements admissibles.

• Le choix est binaire : Oui ou Non ! Adhésion ou révolte. On s’intègre ou on est marginalisé.

• La liberté de l’individu est généralement limitée par les conditionnements sociaux.

• Mais son identité est structurée et sa sécurité existentielle encadrée.

Les distorsions de l’environnement social le font apparaître comme un espace symbolique et mental discontinu :

• Les comportements interpersonnels et sociaux s’inscrivent dans cet environnement éclaté. Les contrastes et les contradictions sont sans conteste plus manifestes qu’auparavant.

• Les adolescents ne manquent pas de repères. Ils sont saturés, au contraire, de repères contradictoires, dans lesquels ils opèrent eux-mêmes le tri hasardeux des « comportements totalement interchangeables… »

• Les valeurs véhiculées ici et là semblent de fait souvent incompatibles et sans aucune logique hiérarchique.

En ce qui concerne les conditions d’une socialisation :

• Dans cette configuration « moderne », en une absence croissante de « balises » et de « contrôle »,  les choix et la liberté de l’individu apparaissent potentiellement immenses et multiples.

• Mais son identité est en conséquence souvent éclatée et incertaine, et sa sécurité existentielle est fragilisée.

• Jamais, dans l’histoire connue de l’humanité, l’individu n’a été autant invité à s’autodéterminer, à s’auto-orienter, à devenir autonome.

• Il n’est plus guidé par les balises sociales antérieures. Il a droit à un « projet personnel ». Il est fortement invité à se donner des objectifs. Mais les conditions réunies pour cette réussite sont mouvantes ou incertaines, et n’apparaissent pas toujours favorables…

• En dépit des apparences, peut-être est-il plus compliqué aujourd’hui que par le passé, de s’intégrer dans la société adulte…

• La suite que je souhaiterais apporter à cet article pourrait être intitulée :

« Violences à l’école – Agir sur l’environnement »

• Elle tient compte des réalités en jeu :

– Du point de vue des adultes :

° La famille  (éducation spontanée ± lacunaire avec ses héritages)

° L’école (éducation structurée, avec ses exigences et ses finalités sociales et économiques…)

° Les enseignants et le système scolaire dans son ensemble

° Un contexte social global en évolution permanente…

– Du point de vue des élèves :

° Le comportement enfant – ado, nourri d’artifices, parfois porté par les jeux vidéos, les séries, les super-héros et les super-malfaiteurs, la violence virtuelle armée, le rapport de forces permanent, médiatisé par les réseaux dits sociaux…

• Le comportement est le fruit d’une histoire, toujours singulière, toujours complexe, en construction permanente. Même ce qui émerge brusquement peut être demeuré longuement endormi et latent… attendant son déclencheur !

• Changer le comportement passe par une intervention continue sur l’environnement. C’est ce que je souhaiterais présenter concrètement.

Arnold Jaccoud

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Kozé libre

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