« ON DOIT RENONCER AU SYSTÈME PRODUCTIVISTE »
Trois cents génisses, c’est ce que prévoit d’importer la Sicalait en un an, pour atteindre un millier en trois ans. « Pour quoi faire? », demande le docteur Jean-Michel Denis, vétérinaire à Saint-Louis. Pour le praticien, « on se trompe de système ».
Nous voulions savoir si les prim’holstein étaient le meilleur choix pour La Réunion? « Ce n’est pas un problème de race, c’est un problème de système », estime Jean-Michel Denis, vétérinaire à Saint-Louis. Et de revenir sur l’histoire de la filière laitière à La Réunion. La création d’une production de lait dans notre île remonte à 1962. La Sicalait fêtait le week-end dernier son soixantième anniversaire. A l’époque, il s’agissait autant de viser une certaine autonomie alimentaire que de valoriser les prairies des Hauts. « Depuis cette période, la Sicalait n’a d’autre choix que de produire beaucoup, toujours plus. Aujourd’hui, alors que toutes les surfaces agricoles possibles sont exploitées, on atteint entre quatorze et dix-huit pour cent de la consommation locale de lait selon les chiffres, en tout cas bien loin du compte. Que veut-on alors, atteindre 25%?, et puis 30%? est-ce une bonne idée? » Le reste, c’est du lait en poudre d’importation avec lequel on fait les yaourts et le lait UHT.
Une Ferrari sur des chemins de terre
Ce n’est en tout cas pas le choix de la qualité. Tant pour le lait qui n’est pas payé en fonction de son taux de matières grasses (le taux butyreux), la « richesse » du lait qui permet la fabrication de beurre et de fromage, que pour les conditions de vie de ces vaches. La prim’holstein est une race très productive en quantité de lait, mais peu en viande et en crème fraiche. « Pour ma fille, j’ai tenté de fabriquer de la mozzarella. Il nous a fallu cinq litres de lait cru pour l’équivalent d’une boule de pétanque », évoque le vétérinaire.
Et, comme toute race très sélectionnée, la prim’holstein est peu rustique, surtout en zones montagneuses. « C’est une Ferrari dans laquelle on mettrait de l’essence frelatée et que l’on pousserait à 250 sur des chemins de terre. Forcément, ça casse », explique Jean-Michel Denis, qui aime les métaphores mécaniques. « Depuis trente ans, on prêche pour une production plus raisonnée, à cause d’une baisse constante de la consommation mondiale de lait et de l’augmentation du prix des céréales qu’on leur donne à manger. Ce n’est pas pris en compte », regrette le Dr Denis.
Or, pour conserver un cheptel de trois mille vaches en production, il faut produire sept à huit cents génisses par an. En cause, un taux de renouvellement inimaginable. Le rang moyen de lactation s’élève à 2,4, ce qui représente le nombre de lactations moyen par vache. Et 25 % d’entre elles sont primipares. Dit autrement, chaque vache ne vêlera au mieux que quatre à cinq fois au cours de sa vie sur notre île, alors qu’un bovin peut vivre normalement quinze à vingt ans et qu’une vache peut vêler une fois par an. « Ici, c’est 450 jours entre deux vêlages », précise Jean-Michel Denis. Et encore, ces chiffres ne concernent que les vaches nées à La Réunion, qui ont fini par s’adapter au climat, car on pense que les génisses importées ont une espérance de vie bien plus faible. « Probablement une sur deux sera morte dans deux ans », estime le vétérinaire.
6 000 litres par an
Le problème réside dans une productivité trop importante demandée aux vaches. De l’ordre de 6 000 litres par an. Pour ça, on joue sur l’alimentation. Trop de nourriture trop riche provoque des déchets hépatiques, de « l’acidité ruminale », puis des dermatites, des douleurs, des infections, un contexte inflammatoire global, des mammites, la qualité septique du lait qui baisse et, in fine, la réforme. Pour le régler, il faudrait « ralentir ». « J’ai un client qui a baissé sa production de plus ou moins trente pour cent par animal. En même temps, ses frais en aliments et en vétérinaire ont baissé, il n’a plus d’acidose, il a augmenté l’âge de réforme, et il gagne à peu près la même chose qu’avant, et il dort la nuit », raconte Jean-Michel Denis.
Pour autant, il reste « admiratif » des résultats obtenus par les éleveurs. Mais à quel prix. « En sélectionnant d’autres races, comme on l’a fait en Afrique du Sud ou à Maurice, on pourrait produire du lait, en moindre quantité, mais à haute valeur ajoutée et même faire un très bon fromage à La Réunion. Mais il faudrait savoir sortir du système productiviste qui prévaut depuis les années 60 », plaide le Saint-Louisien. Qui remarque que, « si on faisait autrement, certains auraient énormément à perdre », faisant allusion aux marchands d’aliments par exemple.
Philippe Nanpon