[LES CONSÉQUENCES CONTEMPORAINES DE L’ÉCONOMIE COLONIALE : ÉPISODE 2]
Vie chère, coma circulatoire, gestion chaotique de services essentiels comme le traitement des déchets : les conséquences contemporaines de l’économie coloniale découlent d’un principe, combattu par le psychiatre et révolutionnaire antillais Frantz Fanon, « l’aliénation ».
Réunion, Mayotte, Guadeloupe, Martinique, Guyane (France).- « Un peuple ne supporte pas très longtemps une aliénation brutale ou insidieuse de son arrière-pays culturel et une réduction systématique de son circuit de production. C’est là un des théorèmes de base de la Relation », pose l’écrivain martiniquais Édouard Glissant dans son ouvrage sommital, Le Discours antillais, en 1997. Ce faisant, il produit un lien poétique et politique entre l’économie, la culture et la psychiatrie : il renouvelle le concept « d’aliénation » cher au psychiatre et philosophe antillais Frantz Fanon.
« Si l’on se place du point de vue de l’état colonial, les investissements sont un non-sens ; car investir c’est être de plain-pied avec l’avenir de cette région », assumait Frantz Fanon dans un cours donné à Tunis en 1959, rapporté par Lilia Ben Salem dans les Écrits sur l’aliénation et la liberté, La Découverte, Paris, 2015.
Pour avoir été écrits dans un contexte historique et colonial bien différent de ce qu’il est aujourd’hui, la pensée de Frantz Fanon n’en est pas moins cruellement d’actualité. « La Guyane devient dans plein de domaines, un marché. Et les grandes entreprises françaises se répartissent le gâteau entre les Antilles et la Guyane », note un ancien haut responsable d’un établissement public en Guyane. L’homme, qui a requis l’anonymat, fait notamment référence à la course de fond ouverte en 2016 entre le groupe privé Séché environnement industrie et la communauté d’agglomération du centre-littoral (CACL), pour le remplacement de la grande et vieille décharge à ciel ouvert de la capitale, Cayenne, et la création sur ce territoire de la première unité de valorisation énergétique (UVE) des déchets.
Selon cinq témoignages que nous avons recueillis, tous nos interlocuteurs ayant requis l’anonymat, le groupe Séché jouirait de « favoritisme » de la part des « services de l’État » aux dépens du projet public porté par les élus locaux. Peu importe si cela revient à placer le territoire dans la situation d’un dangereux monopole privé dans la gestion des déchets non dangereux produits dans quatorze des vingt-deux communes guyanaises : l’important est ailleurs.
« On était surpris de voir comment le préfet [Patrice Faure, préfet de Guyane de 2017 à 2020 – ndlr] soutenait Séché, commente un expert qui avait à plusieurs reprises échangé sur ce sujet avec l’ancien représentant de l’état. Quand nous avons commencé à dire qu’il n’était pas possible de laisser le monopole de ce service public à un groupe privé, on n’a plus entendu le préfet soutenir aussi ouvertement cette société ». Patrice Faure, préfet préféré de l’Elysée, a été nommé en mai 2021 par le conseil des ministres Haut commissaire en Nouvelle-Calédonie. Au ministère des Outre-mer, le gouvernement s’est ouvertement félicité de son profil « mi-militaire, mi-DGSE ».
« La position des services de l’État en Guyane a toujours été ambiguë. Le projet public a été freiné et très certainement au profit de Séché », regrette cet ancien responsable engagé dans la gestion des déchets, qui poursuit : « contrairement à l’appui apporté il y a quelques années [par la préfecture, sur le précédent programme public d’enfouissement des déchets – ndlr] on ne peut pas dire que les collectivités aient été soutenues, accompagnées, pour lever les freins du foncier et de la loi Littoral ».
La présence de l’État jusqu’en 2019, dans l’actionnariat de Séché, par le biais de la Caisse des dépôts et consignation (CDC) pèse-t-elle dans ce dossier ? Questionné en 2017, Thierry Sol, ancien responsable chez Séché avait réfuté tout favoritisme : « il n’y a pas d’interaction ministérielle avec nous sur ce dossier ». Les enquêtes de Guyaweb et Une Saison en Guyane avaient aussi révélé l’étonnant avis favorable délivré fin 2018 par la direction générale de l’aviation civile (DGAC), dépendant du ministère de la transition écologique, en faveur du projet Séché alors que le dossier porté par la communauté d’agglomération, envisagé sur les parcelles voisines, avait été recalé par la DGAC deux ans plus tôt. « Le fait que la maîtrise d’ouvrage soit publique ou privée n’a eu aucune incidence sur l’analyse » assurait encore l’aviation civile qui citait les bons arguments techniques du projet Séché.
Comme au temps de Frantz Fanon, l’explication est systémique. « Globalement, dans ce pays-là, il y a une absence de croyance en la compétence des entreprises guyanaises, note l’ancien haut responsable d’un établissement public guyanais. Il y a une certaine tendance de l’État à considérer que se reposer sur une entreprise de l’Hexagone donnerait des garanties et qu’il s’agit d’affaires trop sérieuses pour les confier à des entreprises guyanaises ».
Officiellement, les divergences politiques au sein de la communauté d’agglomération du centre littoral, présidée jusqu’en 2020 par Marie-Laure Phinéra-Horth, désormais sénatrice, avaient entraîné un enlisement du projet public ces dernières années. « Le pari des services de l’État c’est de dire : “ces élus sont nuls, ils ne s’en sortiront pas” » reprend, à sa manière, un participant à de nombreuses réunions avec les services concernés. « L’État préfère filer ça à des mercenaires », note un autre dirigeant en poste il y a quelques années dans l’une des communes concernées.
Le mépris dans lequel sont tenus les institutions et les décideurs guyanais est plus forts que la situation d’urgence : l’actuelle décharge de Cayenne doit fermer en mars 2022. Peu importe si le bras de fer engagé avec les élus provoque une situation catastrophique. Contacté, Patrice Faure n’a pas souhaité répondre à nos questions. Pas plus que le groupe Séché. Ni la préfecture de Guyane.
Gestion des déchets
La gestion des déchets et leur valorisation énergétique forment pourtant des enjeux cruciaux sur les territoires fortement contraints que sont les départements d’outre-mer (Dom) français. En Guadeloupe et en Martinique, la reconversion des usines à sucre en unités de production d’énergie suscite des remous, autant qu’à La Réunion. Ces reconversions sont effectuées par les grands groupes agricoles, propriétaires du foncier, grâce à des subventions européennes.
Grâce à des montages compliqués, les subventions de soutien à la filière canne/sucre/rhum sont associées à des fonds européens d’investissement distribués théoriquement pour la « structuration » du monde rural et du tissu économique et social. Ces enveloppes, défendues ardemment par les lobbys patronaux ultramarins constituent une ligne de partage idéologique puisqu’ils renvoient à l’émancipation institutionnelle des outre-mers et à l’organisation multiséculaire de l’économie de comptoir.
« Avec 4,8 Mds € pour la période 2014-2020, les fonds européens structurels et d’investissement (FESI) sont des instruments essentiels pour engager le rattrapage et la transformation des régions ultrapériphériques françaises » répondait l’ex-ministre des outre-mers, Annick Girardin, à la Cour des comptes, en 2019. Ces FESI avaient fait l’objet d’un rapport d’enquête aussi détaillé que critique de la part de la Cour des comptes.
Récompense en espèces sonnantes et trébuchantes d’un certain rapport à la France, l’éligibilité à ces allocations financières distribuées par la communauté européenne avait mené la majorité régionale guyanaise, conduite par Rodolphe Alexandre (soutien de Nicolas Sarkozy puis d’Emmanuel Macron) à refuser d’envisager dès 2010 un processus d’autonomisation de la Guyane. À l’époque, il fallait choisir entre un statut intégré ou bien une forme statutaire plus détachée de la France, à l’image de celle en vigueur en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie ou dans les royaumes de Wallis et Futuna par exemple. Ces collectivités océaniennes sont dotées d’un exécutif plus polyvalent mais privées, par leur statut, d’un droit aux FESI.
Le 28 juin dernier, ce positionnement politique de la majorité territoriale sortante semble lui avoir coûté sa réélection puisque la campagne et le scrutin de juin 2017 ont fortement tourné autour d’un rapport « dominant-dominé » État-Guyane. Dans le contexte d’une forte abstention, la préférence de l’électorat est allée, lors du second tour, à la liste autonomiste-indépendantiste menée par le député (GDR) guyanais Gabriel Serville qui a promis une plus grande affirmation de l’exécutif territorial guyanais sur l’outre-Atlantique.
« Nous connaissons les limites de l’économie guyanaise issue de l’économie de comptoir. Nous savons depuis longtemps qu’il s’agit de changer de paradigme (…) nous éviterons [ainsi] de nous placer sous le diktat des intérêts venus d’ailleurs », théorisait récemment le nouveau président de la collectivité, Gabriel Serville, dans les colonnes de notre partenaire Guyaweb.
La lutte de Gabriel Serville contre « l’économie de comptoir » et l’aliénation néo-coloniale ne doit pas le faire passer pour un farouche indépendantiste. La quête de la souveraineté n’est plus un sujet politique de court terme dans les Dom, elle ne constitue pas un objectif immédiat des élites.
À Mayotte, « davantage de France »
À Mayotte, dans l’océan Indien, c’est même le contraire : dans l’archipel des Comores, les collectifs de citoyens comme les élus réclament « davantage de France ». Au célèbre panneau planté à Moroni – la capitale de l’État indépendant de l’Union des Comores – qui affirme fièrement que « Mayotte est comorienne et le restera à jamais » répond depuis peu un panneau sur le port de Mamoudzou : « Mayotte est française et le restera à jamais. » Pour Ibrahim Fatihou, leader d’un « collectif citoyen » violent envers les migrants venus des îles voisines, « le problème, c’est que la France nous voit comme des Africains ».
Sans aller jusqu’à réclamer « davantage de France » ou au contraire réclamer la pleine souveraineté, des militants ultramarins tentent de faire vivre une volonté d’émancipation des carcans de l’économie coloniale. À La Réunion, Ibrahim Moullan, Gilet jaune de la première heure, lutte avec ses camarades des Zazalé, un groupe révolutionnaire. Combien sont-ils ? Difficile à dire car leur mouvement est plus une mouvance qu’une organisation structurée. De quelques dizaines à plusieurs milliers, âgés de 20 à 65 ans. Depuis novembre 2018, ils occupent un immense rond-point arboré dans le sud de l’île. Autour de ce lieu alternatif, une dynamique de lutte est née, qui concerne de très nombreux aspects de la vie quotidienne.
« Aux Zazalé, je m’occupe principalement de la question de l’agriculture et du foncier agricole, je milite pour l’accès aux terres agricoles et pour l’aide aux agriculteurs en difficulté », détaille Ibrahim, paysan et chef d’entreprise. Avec ses camarades des Zazalé, il travaille actuellement à la création d’un marché de producteurs au Tampon, au sud de l’île : il s’agit pour eux de mettre en place un circuit de commercialisation indépendant des monopoles. Un circuit qui pourrait concourir à l’autonomie alimentaire. Mais l’initiative ne représente qu’une petite partie des actions entreprises par les activistes : « Planté pou manzé », « piller les poubelles pleines des multinationales béké », « défendre des amours libres », « larg’ pa la kiltir réyoné1 ».
Bien qu’ils soient accusés par les représentants de Carrefour (propriété du groupe GBH) de « vols de poubelles », les Zazalé ne se découragent pas. Dans les prétoires, ils font face aux mêmes adversaires que les jeunes militants Rouge-Vert-Noir de Martinique – avec qui ils entretiennent des liens malgré la distance. Manifestations, actions, et posts sur les réseaux sociaux : leur lutte est commune. D’un océan à l’autre, ils tentent de faire face ensemble aux grands groupes, aux conséquences contemporaines de l’économie coloniale et à l’aliénation qui les guette.
Julien Sartre
Cet article a été publié le 26 juillet 2021 chez nos amis de Mediapart, dans le cadre d’une série sur « Les conséquences contemporaines de l’économie coloniale ». À quoi, à qui servent ces territoires qu’on appelle parfois « les confettis de l’empire » ? Répartis dans les deux hémisphères, les départements d’outre-mer, sont réputées « coûter cher » à la France. Acquises et façonnées par la France dans le contexte de l’économie esclavagiste, les « vieilles colonies » sont maintenues au XXIe siècle dans le carcan de l’économie de comptoir.