N’AYONS PAS PEUR DES MOTS
Extraits d’articles lus, cette semaine, dans la presse en ligne locale :
« Saint-Pierre : Des espaces verts vandalisés, la mairie « condamne avec la plus grande fermeté » ces actes d’incivilité. »
« Saint-Denis : incivilités et jets de galets sur les maisons, les habitants exaspérés. »
Au singulier ou au pluriel, employé de façon absolue ou en complément d’autres mots tels que « acte(s) » ou « fait(s) », le terme « incivilité(s) s’est répandu dans nos gazettes tel une nuée d’émeutiers dans les rues du Grand Nouméa. Et preuve que notre civilisation ne tourne décidément pas très rond, il est devenu l’un des thèmes de campagne favoris des candidats à la députation.
Mon intention n’étant pas d’y aller, moi aussi, de mon incivilité, je ne vais pas guerroyer plume au poing pour vous convaincre que ledit terme a depuis longtemps dépassé les bornes. Il s’agirait là d’un combat d’arrière-garde que je préfère laisser à d’autres. À l’Académie française, qui continue de défendre bec et ongles la seule acception admissible, selon elle, à l’état civil de la langue (manque de civilité, de politesse), à Littré, qui la suit comme son ombre, ou à quelque autre linguiste pur et dur prêt à se battre jusqu’à la mort au nom de la cause.
Non. C’est trop tard. Comme souvent, l’usage a usé de la manière forte pour imposer son diktat, faisant d’ « incivilité(s) » un synonyme d’acte(s) grave(s) de violence, de dégradation. On est bien loin de la simple volée d’injures ou du jet de mouchoir usagé sur la voie publique. Le Grand Larousse illustré avait entrouvert la porte, évoquant de façon très large tout « comportement qui manifeste l’ignorance ou le rejet des règles élémentaires de la vie sociale ». Le Petit Robert non illustré s’y est engouffré, considérant qu’au pluriel, « incivilités » désignait de nos jours « un ensemble de désordres, de comportements d’inconduite (nuisances sonores, dégradations, manque de respect, attitude agressive, bousculades…) » qui, s’ils ne relèvent pas du code pénal, n’en constituent pas moins de sérieux manquements aux règles élémentaires de la vie en société. Dès lors, il ne restait plus aux médias qu’à faire sauter les derniers verrous. Ce qu’ils ignoraient sans doute, c’est qu’ils allaient ainsi ressusciter l’une des possibles origines du mot « incivilité » (le latin tardif incivilitas, « violence, brutalité »), évoquée par Alain Rey dans son Dictionnaire historique de la langue française.
Larousse et Robert l’ayant récemment adoubé, je ne m’étendrai pas davantage sur l’emploi absurde mais quasi généralisé de la rubrique « civilité » en tête des innombrables formulaires que la vie quotidienne nous amène à remplir (et pas à renseigner). Civilité : « M. ou Mme (Mlle a disparu du langage administratif) ? » « Poli ou grossier » n’aurait pas fait… plus mauvais genre.
K. Pello
Pour poursuivre le voyage dans le labyrinthe de la langue française, consultez le blog : N’ayons pas peur des mots