CRESSONNIÈRE-SAINT-PIERRE SAMEDI (20H) AU PORT
La finale du championnat de D1 de handball mettra aux prises le Case Cressonnière et le Saint-Pierre HBC samedi soir au Port. Pour beaucoup, ce ne sera pas seulement une opposition de style sur le terrain, entre d’un côté l’esprit de combat saint-andréen et de l’autre la culture du beau jeu saint-pierroise. Ce sont aussi deux visions de club différentes, éloignées l’une de l’autre, qui seront face à face.
Ce n’est pas non plus OM-PSG ou Lyon-Saint-Etienne ! Ces grands Classico et autres derbys du football moderne qui cristallisent à eux seuls l’amour invétéré des supporters pour le ballon rond. Mais, quand même. Pour les inconditionnels du handball local, cette finale du championnat de La Réunion entre le Saint-Pierre HBC et le Case Cressonnière de Saint-André, qui se déroule samedi soir, à 20h, au gymnase Cotur au Port, revêt la même symbolique. Car, ce sont les mêmes ressorts, la même charge émotionnelle qui animera les protagonistes, joueurs, fans, dirigeants, parents… A La Réunion, le handball est en effet une institution depuis des lustres. Et sa finale, le nec plus ultra. Le théâtre ultime des rêves, où s’expriment des rivalités exacerbées, comme au plus haut niveau du sport professionnel.
Jadis, les supporters réunionnais se délectèrent des affrontements épiques entre Joinville et Saint-Gilles, les deux références des années 80. Plus récemment, ce furent les joutes fastueuses entre la JSB et l’AS Château-Morange, dans les années 2000, qui emballèrent les coeurs et firent monter la température sur la planète handballistique réunionnaise.
Une lutte fratricide, un combat géopolitique
Ces chocs ne se mesuraient pas alors seulement à l’aune de leur dimension sportive. C’était un combat bien moins raisonnable. Une lutte fratricide, un combat géopolitique, entre des identités très marquées, où la fierté de clocher était une ode au dépassement de soi.
Souvent par le passé, cette finale a mis aux prises deux bastions radicalement opposés sur les principes, les valeurs, l’histoire, ce qui façonnait presque une lutte sociale des identités. Pour le dire plus trivialement, il y avait les riches d’un côté, ceux qui payaient les joueurs rubis sur l’ongle, avaient le pouvoir de recruter ce qui se fait de mieux sur l’île, en allant piller ici et là les pépites sur le territoire de l’île, et les pauvres de l’autre, ceux qui se contentaient de l’autosuffisance, bref de la formation, pour survivre et renaître à la fois.
C’est de cela qu’il est encore question à l’aube de cette finale. C’est en tous les cas le discours, le débat qui affleure sur les réseaux sociaux, les parkings de gymnase, dans les tribunes surchauffées et les vestiaires aux effluves de camphre. Tout le monde en parle. Du pot de fer contre le pot de terre.
La Cressonnière serait l’incarnation de la toute puissance. La citadelle des riches. Celle qui a construit sa suprématie de ces dernières années sur le dos des plus pauvres, des clubs formateurs comme Saint-Pierre, moins bien lotis qu’elle. La réalité est sans doute à mi-chemin. En tous les cas, Karil Calicharane, l’incontournable coach de la Cressonnière conteste cette vision caricaturale selon lui. “Les clichés ont la vie dure, dit-il confortablement assis dans le fauteuil de son bureau. Les préjugés à notre égard sont malheureusement bien ancrés dans les têtes.” “C’est un faux procès que l’on nous fait”, renchérit Pierre-Jacques Mounichy, le président saint-andréen, qui insiste sur un point fondamental, cristallisant tous les fantasmes et toutes les spéculations, dans le milieu. “A la Cressonnière, on fait d’abord de l’insertion sociale. Il n’y a pas de salaires versés aux joueurs.”
Et Karil Calicharane de poursuivre : “Le Case est organisé en quatre pôles d’activités bien distincts. Il y a bien sûr le pôle compétition autour du handball et du tennis de table. Mais pas que, fort heureusement. Il y a aussi les pôles animation, socio-éducatif et sport-santé, Au total, 26 salariés travaillent chez nous, où l’offre est multiple, le champ de notre intervention est large. Cela va du scolaire où l’on intervient dans le primaire et au collège avec la pérennisation des sections sportives et des classes handball à l’extra-scolaire avec plusieurs dispositifs comme le CLAS (contrat local d’accompagnement scolarité) , les OVVV (opération ville vie vacances), les ACM (accueil collectif des mineurs), la prévention de la délinquance, en passant par le péri-scolaire.
Si je prends l’exemple du secteur primaire, nous intervenons aussi bien à l’école catholique Sainte-Geneviève, plutôt une école de milieux aisés, qu’à l’école primaire publique Josée Léger. Quand nous réunissons les samedis après-midi, tout ce petit monde hétéroclite, qui n’est pas du tout issu du même milieu social, je n’ai pas l’impression que la Cressonnière soit le club des privilégiés, des riches. Bien au contraire, notre fierté est de brasser des gens de tous milieux sociaux, d’être en somme un exemple de mixité sociale. Il y a longtemps, la Cressonnière avait l’image d’un quartier dur, où sévissait la délinquance, dont on parlait uniquement dans la rubrique faits divers. Aujourd’hui, à son petit niveau, le club de handball a contribué à changer l’image du quartier. Il incarne la réussite sociale et sportive sur notre territoire.”
Quand on fait de la compétition de haut niveau local, il faut aussi pouvoir s’attacher les services des meilleurs joueurs de l’île.
Une manière de refuser la stigmatisation de ceux qui pensent que la Cressonnière n’est qu’une constellation de stars venus d’ailleurs, qu’aucun travail de fond sur la formation, ne serait mené sur le long terme. “Notre but à nous aussi est d’arriver à l’auto-suffisance un jour, prolonge Calicharane. Que tout le maillage effectué dans toutes les écoles de la ville à travers les classes de handball conventionnées et les sections sportives porte ses fruits jusqu’à alimenter régulièrement en jeunes joueurs formés au club notre équipe première. Cependant, il ne faut pas être non plus complètement naïf. Quand on fait de la compétition de haut niveau local, il faut aussi pouvoir s’attacher les services des meilleurs joueurs de l’île.”
Par conséquent, aller faire son marché à l’extérieur. “Mais attention, reprend le même Calicharane à la fois coach et directeur technique du club. Aujourd’hui, nous comptons plus de Saint-Andréens qu’à une époque, en équipe fanion. Je peux citer par exemple les noms de Samuel Célestin et Wilson Clain, qui sont Saint-Andréens de souche. C’est bien sûr moins qu’à Saint-Pierre. Mais les choses avancent dans le bon sens en matière de formation chez nous. Trois de nos jeunes joueurs viennent en effet de revenir des Interligues avec un titre de vice-champion de France. Nous avons aussi trois jeunes garçons au pôle espoirs de La Réunion, et trois filles vont également intégrer la structure de Ligue d’accès au haut niveau à la prochaine rentrée scolaire.”
Malgré tout, les préjugés ont la vie dure. L’ossature de l’équipe première est composée de joueurs venus d’ailleurs, anciens joueurs professionnels, membres pour un certain nombre d’entre-eux de la sélection de La Réunion. Ils ont permis au club de régner presque sans partage sur le handball réunionnais lors de la dernière décennie. La Cressonnière a ainsi gagné les titres de champion en 2017, 2018 et 2019, soit les trois derniers mis en jeu, avant la période de pénitence de deux ans, 2020 et 2021, liée à la crise Covid, qui n’a sacré personne, puisque le championnat n’est pas allé à son terme.
34 ans d’attente
Lors des deux dernières éditions de la finale, Saint-Pierre était déjà en face de la Cressonnière. Preuve que ces deux-là dominent désormais le handball local. Les Saint-Pierrois s’étaient alors inclinés à chaque fois. Trente-quatre ans que les Sudistes courent donc après un titre de champion qui se refuse à eux.
Le dernier remonte à 1988, tenez-vous bien. C’était l’époque bénite de l’avènement au plus haut niveau d’un certain Jackson Richardson, icône du handball local, formé à la dure sur les terrains de Casabona. Le futur stratège de l’équipe de France a bien sûr laissé une trace indélébile dans la ville sudiste. Il a incarné à lui seul l’image d’une association qui autour de sa réussite s’est bâti une réputation de club formateur, doté certes de moyens réduits, mais dont la force résidait dans la compétence et la créativité de ses formateurs, dans sa jeunesse aussi bien évidemment, le bassin de recrutement chez les jeunes étant bien plus étendu à Saint-Pierre qu’à Saint-André.
Des experts de la formation tels que les frères Boucher, ou encore Michel Charlette, s’y sont succédé, pour polir les diamants bruts ramassés dans les écoles de la ville. Cela a donné une éclosion de talents, qui ont rejoint le plus haut niveau en métropole. Sans parler de la star Richardson, Dambreville, Agathe, Imare ont été autant de belles réussites de la formation saint-pierroise.
Mais force est de reconnaître que cela n’a pas suffi. Y compris, lorsqu’à l’image de la Cressonnière et son recrutement extérieur massif, l’entité sudiste s’est elle aussi inscrite dans une politique de club aux gros moyens sous l’ère Patrick Candassamy, en attirant à son tour les meilleurs joueurs de l’île. Avec le promoteur immobilier à sa tête, Saint-Pierre a constitué une armada venue en majorité de l’extérieur. Mais les Hoareau, Mussard, Grégory et consorts ne sont jamais parvenus, malgré tous leurs efforts, à décrocher le sceptre de champion.
Faire éclore les pépites de la ville
Le club a bien atteint la finale en 2008, avec son contingent de vedettes locales. Mais il fut battu cette année-là par l’AS Château-Morange. Entraîneur à l’époque, Michel Charlette se souvient. “Le problème, avec ce genre de politique qui consiste à recruter à tout va, c’est que tu as beau constituer une Dream Team, tu n’as jamais la garantie que tu vas gagner. C’est comme le PSG d’aujourd’hui, tu peux acheter les plus grands, si tu n’arrives pas à créer l’osmose entre tous ces egos, t’es mort !” Saint-Pierre est donc revenu à sa politique de départ, beaucoup moins dispendieuse. Elle a fait confiance à ses formateurs pour faire éclore les pépites de la ville. Un éducateur, en particulier, a pris le relais de ses illustres aînés. Mickaël Andrianaïvo.
Passé par le PUC (Paris Université Club), celui-ci est à l’origine du renouveau saint-pierrois, de son retour vers les sommets du handball réunionnais. Il a utilisé ses talents de formateur pour faire émerger la génération actuelle. Une génération qui est ensemble depuis cinq-six ans et n’a cessé de progresser en s’appuyant sur une identité très forte. Celle d’un club familial, axé sur la dynamique des jeunes. “On est un club à part, dans le petit monde du handball local, qui est surtout concentré dans toute la partie nord de l’île, témoigne Mickaël Andrianaïvo. Je nous vois un peu comme un village d’irréductibles gaulois. Contrairement à la Cressonnière, dont 90% de l’effectif n’a pas été formé à Saint-André, la grande majorité de nos joueurs sont issus du club. Un peu comme Joinville à l’époque.”
Le club tire son identité de là. De la qualité de sa formation et d’une certaine “culture du beau jeu”, confie encore Mickaël Andrianaïvo. C’est ma philosophie de formateur. Je ne veux pas brider la créativité de mes jeunes joueurs. Je les laisse donc s’exprimer au maximum sur le terrain. S’ils veulent tenter des passes dans le dos, qu’ils le fassent ! Et si ça ne marche pas, tant pis. Ça marchera la prochaine fois. Je ne veux surtout pas les enfermer dans des stéréotypes de jeu. Sinon, regardez, il n’y aurait pas de Richardson, Balic ou Zidane, dans le sport.”
Grâce à ces préceptes, Saint-Pierre est sorti d’un long tunnel sans titre. Il a d’abord remporté la coupe des clubs de l’Océan indien en 2019, puis il est allé chercher la victoire au Trophée de la Réunion en décembre dernier. “L’écart s’est resserré un peu avec la Cressonnière par rapport à 2018 et 2019, pense Mickaël Andrianaïvo. Il y a trois ans, la Cressonnière d’Ah-So et Lenclume était imbattable. Aujourd’hui, elle n’est pas moins imbattable parce qu’ils sont encore plus costauds que nous sur le plan physique, mais disons que l’on a plus de chance de gagner, en étant resté toujours fidèle à nos principes.”
La Cressonnière est en avance sur tous les autres clubs à La Réunion. Et c’est pour cela qu’elle gagne ! Car elle fait attention, je me répète, à l’humain.
A savoir la formation, et toujours la formation, “le kiff” de Mickaël, qui se sent plus formateur et éducateur que manager comme l’est Karil Calicharane. “Voir un gamin que tu as vu commencer le handball avec toi, grandir sous tes yeux et réussir au plus haut niveau en métropole quelques années après, te dire qu’à ton modeste niveau, tu as joué un rôle dans sa formation et son éclosion, je trouve ça infiniment plus gratifiant qu’être manager et avoir à gérer des egos de joueurs confirmés.”
Malgré tout, c’est ce rôle de manager général ou de directeur technique qui fait aujourd’hui défaut à Saint-Pierre, selon Michel Charlette, dans la comparaison qu’il dresse avec le rival saint-andréen. “Riche ou pas riche, le modèle structurel et organisationnel de la Cressonnière est celui vers lequel Saint-Pierre doit évoluer, soupèse-t-il.
A Saint-André, Karil Calicharane est dans la peau d’un entraîneur mais aussi d’un directeur technique. Il ne s’occupe pas seulement de l’équipe première mais de tout le reste : organisation du club, gestion des entraînements, politique de formation, recrutement. Et surtout, il a compris que son rôle ne se cantonnait pas à l’aspect purement technique. Il prend en compte la dimension sociale du handball, il met l’humain et le joueur au centre de ses préoccupations.
Cela veut dire qu’il est en soutien dudit joueur, qu’il l’épaule pas simplement en jouant un rôle sur le plan sportif à ses côtés, mais en l’aidant à se construire en tant qu’homme, en lui facilitant la tâche en matière d’insertion sociale, professionnelle, à travers des stages, des formations, un métier. Croyez moi, le joueur qui ressent qu’on le soutient à ce point dans toutes les dimensions de sa vie, après, quand il vient à l’entraînement ou qu’il joue en match pour les couleurs de son club, il est à fond ! A Saint-Pierre, on est encore loin de cette organisation là, de ce soutien humain. La Cressonnière est en avance sur tous les autres clubs à La Réunion. Et c’est pour cela qu’elle gagne ! Car elle fait attention, je me répète, à l’humain.”
On pourrait lui rétorquer qu’il faut avoir les moyens financiers de cette politique là, que se pencher sur l’humain, l’insertion des joueurs dans la vie professionnelle, à l’intérieur d’un milieu où les joueurs, c’est vrai, sont souvent en voie de paupérisation, a un coût. Et que Saint-Pierre ne dispose pas du même budget que la Cressonnière, des mêmes ressources humaines, afin de mettre en place une vraie politique d’accompagnement auprès de ses licenciés. “Mais il faut constater aussi que tous les ans, on change de président à Saint-Pierre, persiste Michel Charlette. Comment voulez-vous, dans ces conditions, que le club grandisse convenablement ?”
Pour le frère de Jackson, il en est ainsi donc : la richesse d’un club se mesure d’abord à sa capacité organisationnelle et sa stabilité. Pas seulement à sa surface financière. En cela, pour lui, la Cressonnière a un train d’avance sur Saint-Pierre. En attendant la vérité du terrain, samedi soir…
Frank Poirier
Photos: David Tennier