L’ÉTAT ET LA MAIRIE DE SAINT-DENIS ANNONCENT LE « DÉPLACEMENT » DE LA STATUE DU GOUVERNEUR ESCLAVAGISTE
Officiellement il ne s’agirait que d’un « déplacement », voire d’une « restauration » et une « mise en valeur ». Derrière la procédure d’autorisation nécessaire au déboulonnage de la statue de l’esclavagiste Mahé de la Bourdonnais, c’est une action militante assumée qu’ont menée Ericka Bareigts, maire de Saint-Denis, le collectif Laproptaz Nout Péi et autres défenseurs de l’identité réunionnaises.
Un an s’est écoulé entre les photos que publiait la page Facebook de la mairie de Saint-Denis réunissant Ericka Bareigts et le collectif Laproptaz Nout Péi, et les images de cette semaine, reprises par tous les médias, de la même Ericka Bareigts cette fois-ci entourée du représentant de l’Etat et du général des Forces armées de la zone sud de l’océan Indien.
Parallèle Sud avait été le premier média à parler du projet de déboulonner le gouverneur esclavagiste de son piédestal sur la place la plus symbolique du chef-lieu. Il s’agissait alors d’organiser le procès de celui qui est présenté comme un grand gouverneur et un glorieux militaire.
Une fois jugé pour ces actes tombant sous le coup de la « loi Taubira » reconnaissant comme crime contre l’humanité les esclavages et les traites, La Bourdonnais aurait été déboulonné. Certains pensaient l’envoyer sur le site de l’ancienne prison Juliette-Dodu quand d’autres ne voulaient pas s’intéresser à ce qu’il adviendrait de la statue.
Ce moment de ré-appropriation de l’histoire de La Réunion devait se tenir à l’occasion des festivités du 20 décembre 2022 célébrant l’abolition de l’esclavage. Le délai n’a pas pu être tenu car, comme l’avait dit le président Macron le 14 juin 2020 à l’occasion d’autres débats de ce genre, « la République ne déboulonnera pas de statue ». Il s’est aussi prononcé contre le déplacement de monuments historiques. Or la statue de La Bourdonnais est classée à l’inventaire des monuments historiques depuis le 14 août 2000.
Voilà pourquoi il a fallu plus de temps que prévu pour faire passer le message. Voilà pourquoi le mot « déboulonnage » a été gommé du discours. Voilà pourquoi, officiellement, il est évoqué un déplacement accompagné d’une restauration de la statue, dans le cadre du projet de réaménagement du square Labourdonnais.
« La France avait une politique détestable, celle de l’esclavage »
Jérôme Filippini, préfet de La Réunion
C’est cette souplesse qui a donc permis la concrétisation du projet porté au départ par les associations militantes et les manifestants qui ont régulièrement habillé la statue de voiles noirs ou de pancartes énonçant son racisme et son esclavagisme. Il fallait « dépassionner » le débat, comme l’a dit le préfet Jérôme Filippini à l’issue de la conférence de presse commune de ce mercredi 26 avril pour que ça passe.
« Il ne s’agit pas de déboulonnage ou d’effacement mais d’un déplacement avec l’accord des autorités du ministère de la Culture. Ce sera l’occasion de mieux mettre en valeur et de faire un travail scientifique et historique sur la figure de La Bourdonnais. Ce n’est pas moins d’histoire, c’est plus d’histoire », a dit le représentant de l’État. Il a aussi précisé que « La Bourdonnais a eu un rôle tout à fait détestable à cette époque où la France elle-même avait une politique détestable, celle de l’esclavage, et ça, il n’y a pas une feuille de papier cigarette entre nous pour le dire. »
C’est évidemment ce deuxième aspect du message qu’assume Ericka Bareigts qui accuse La Bourdonnais, « grand esclavagiste », d’avoir eu recours à la traite négrière pour développer l’île Bourbon, faisant passer le nombre d’esclaves de 600 à 2000 lors de son passage, et d’avoir armé les chasseurs de « marons ».
« Pas de déboulonnage en catimini »
Selon elle, La Bourdonnais, à travers sa statue, inaugurée en 1855, a exclu la population du square où a été proclamée l’abolition de l’esclavage. Cette statue était — est encore — une provocation à tous ceux qui ont lutté pour la liberté. « Jusqu’à quand on aura honte de notre histoire ? » s’exclame-t-elle pour commenter les réticences qui ont accompagnent ce projet.
Les trois membres de Laproptaz Nout Péi (LNP) que nous avons contactés hier, Yvrin Rosalie du Komité Eli, Ludovic M’doihoma du QG Zazalé et Mathieu Laude-Persée du Komité Réyoné Panafrikin, saluent « l’acte militant » de la maire de Saint-Denis, considérant la justification par le réaménagement du Barachois comme un « prétexte ».
Si l’organisation d’un procès mi-théâtral, mi-juridique n’est plus à l’ordre du jour — quoi que tout soit envisageable — LNP compte bien marquer l’événement. « Il ne faut pas que le déboulonnage se fasse en catimini, explique Mathieu Laude-Persée. Nous sommes prêts de notre côté à organiser un kabar quand ça se fera »…
Départ de la statue… et changement de nom
Et ça pourrait se faire très vite. La rumeur, démentie, a couru hier que le déboulonnage allait se faire dans la journée. On parle du mois de mai. Ericka Bareigts précise seulement que la statue doit être évacuée avant le 20 décembre prochain pour que la fête de la Liberté puisse enfin se tenir sur cette place. Yvrin Rosalie suggère quant à lui de « respecter le calendrier mémoriel » en organisant le déboulonnage, le 23 août, à l’occasion de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière.
Ludovic M’doihoma s’interroge pour sa part sur « l’état d’esprit de l’armée » qui va accueillir Mahé de la Bourdonnais à la caserne Lambert. « C’est quand même un corps d’Etat !Quel message donne l’armée en récupérant et valorisant la statue d’un esclavagiste ? »
Une nouvelle rencontre réunira dans les prochains jours la maire de Saint-Denis et LNP (40 associations). « Il est déjà acté qu’une commission scientifique et historique sera créée pour débattre de notre histoire, se félicite Mathieu Laude-Persée. Mais ça ne doit pas s’arrêter là. D’autres communes doivent s’interroger. »
Une œuvre de Mathilde Fossy, rendant hommage à la liberté avec la mises en scène de 15 850 noms d’esclaves, remplacera la statue. Et le square Labourdonnais, ancienne place d’armes et place du gouvernement, devrait également perdre son nom. Mathieu Laude-Percée propose de le remplacer par celui de « place du Peuple »…
Les débats ne vont pas manquer… Ce qui ne se résumera pas forcément à une guerre de « tranchées », pour reprendre une expression du préfet Filippini évoquant le début de la discussion entre les services de l’État et la mairie de Saint-Denis : « Ne restons pas sur l’idée qu’il y a deux visions, il y a une multitude de visions mais ça s’appelle l’intelligence, ça s’appelle la culture, ça s’appelle le travail historique ».
Franck Cellier