10 / REMONTÉES GLAÇANTES DE LA CAMPAGNE DES LÉGISLATIVES
Notre série « La peste » s’inquiétait, à son lancement, de la montée de l’extrême-droite. La campagne des élections législatives, et l’impuissance des arguments face à la détermination silencieuse des « fâchés qui votent facho » pourrait bien annoncer son accession au pouvoir.
L’hiver austral n’est pas seul en cause. La campagne des élections législatives des 30 juin et 7 juillet est glaçante.
Glaçante par les chiffres, ceux de l’élection européenne et ceux des sondages. La répartition en nombre de sièges à l’Assemblée circule déjà (Elabe-BFMtv, Taluna Harris interactive, Ifop opinion…). Les trois instituts annoncent de 220 à 280 députés pour le RN et ses alliés. La majorité absolue se situe à 289. Il faut prendre ces projections avec des pincettes du fait de la complexité de chaque circonscription et de la personnalité des candidats. N’empêche, les sondages s’avèrent plutôt fiables depuis pas mal d’élections. Ils se trouvent parfois contredits par l’évolution des tendances sur plusieurs semaines. Mais là, en l’occurrence, le temps est compté : c’est celui que met une grenade pour exploser après avoir été dégoupillée selon l’allégorie du président Macron.
Les intentions sont-elles déjà cristallisées ? Qu’est-ce qui peut les faire changer ? Le barrage républicain ayant été réduit à néant par les présidents successifs de Chirac à Macron, qui n’ont finalement jamais fait l’effort de réconcilier les électeurs fâchés du RN avec la politique des « partis de gouvernement », il ne reste plus qu’un hypothétique sursaut du « front populaire » pour éviter un gouvernement de ministres du RN. Sur le papier, c’est jouable.
Où sont passés les jeunes manifestants de 2002 ?
Hélas, durant cette campagne, les remontées du terrain sont, elles aussi, glaçantes. Surtout si on compare avec ce qui s’est passé en 2002 : Rembobinons un reportage de RFO Réunion (archives de l’Ina). Jean-Marie Le Pen, qualifié pour le second tour de la présidentielle, n’avait aucune chance de l’emporter. Pourtant les lycéens étaient descendus par centaines dans les rues de Saint-Denis et de Saint-Pierre. « On a honte alors on manifeste parce qu’on n’a pas les moyens de voter », balançaient les jeunes de La Réunion aux générations précédentes. C’était injuste, parce que leurs parents avaient très peu voté pour l’extrême-droite par rapport à la tendance nationale.
Aujourd’hui, c’est l’inverse, la génération des lycéens de 2002 a le droit de vote et elle coule des bulletins du RN dans les urnes à un taux dépassant la moyenne nationale. Et les lycéens d’aujourd’hui ne bronchent pas. En fait peu de gens bronchent…
Même dans les débats entre les candidats, on voit bien que les querelles entre eux, surtout quand ils sont du même bord, prennent plus de place que le démontage des propositions de l’extrême-droite. Plus d’énergie est dépensée en prévision des futures échéances municipales et régionales que contre le risque du RN au pouvoir. Les maires s’impliquent très peu. La plupart des maires de droite n’affichent aucun soutien. Faut pas se fâcher avec les fâchés.
Un samedi soir aux Zazalés
Il y a eu deux mobilisations devant la préfecture à l’initiative de partis de gauche et de certains syndicats. Elles n’ont pas attiré les foules.
Samedi dernier, L’Observatoire Terre-Monde, regroupant des Ultra-marins organisait une rencontre en visio et en physique pour rejeter l’extrême-droite. Le QG des Zazalés accueillait l’étape réunionnaise. Martine Nourry (candidate sur la liste des Vert aux européennes), Zavyé Rivir (historique du rond-point), Rania Larifou (représentante de l’Observatoire), TYP (artiste militant) ont pris la parole pour exprimer leur opposition à l’extrême-droite. Leurs combats pour la culture réunionnaise, la langue créole, contre les monopoles et le néo-colonialisme ne sont pas compatibles avec les idées du RN.
Cela méritait d’être précisé car, parmi les Gilets jaunes qui sont à l’origine de ce rond-point devenu emblématique, se sont parfois mêlés des « fâchés » devenus clairement « fachos ». Accueillant des personnes en grandes difficultés sociales, les Zazalés sont confrontés à ce choc des colères.
Par exemple, une personne hébergée au rond-point a pris la parole pour proposer des quotas d’immigration : « J’ai honte de parler comme Reconquête », s’est-elle exclamée. Tous les autres intervenants ont dû se démarquer de cette prise de parole spontanée. En fait, ce cri du coeur illustrait trop bien le décalage entre les discours et la réalité du ressenti de déclassement qui affecte les trois cinquièmes des Réunionnais (cf l’interview de Philippe Fabing).
Et ce ne sont sûrement pas les rappels magistraux à l’histoire des fascismes en Europe, ni même l’allusion avec ce qui se passe en Italie, en Hongrie ou en Pologne qui peuvent faire changer d’avis des électeurs qui ont pris l’habitude de voter pour le RN dans l’espoir d’un « changement total ».
Un dimanche matin à Saint-Joseph
Peu de monde aux manifs contre le fascisme, personne d’autre qu’un « noyau dur » aux Zazalé… Le lendemain, sous la halle François Mitterrand de Saint-Joseph, dans la circonscription voisine, la député sortante de la Nupes, Émeline K/Bidi tenait son grand meeting. La salle était pleine… « mais pas à craquer ».
Un habitué des mobilisations sudistes confiait son inquiétude : « Ne croyez pas que ça va être facile. Même dans la 4ème, où le candidat du Rassemblement national (Jonathan Rivière) n’a aucune assise, on a beaucoup de mal à se faire entendre. Sur les marchés, les gens ne prennent pas nos tracts, quand ils acceptent de discuter ils disent que le choix est fait pour Bardella ».
Même impression du côté du camp LR de David Lorion. « Quand on leur parle, les gens se taisent, ils sourient. Ils ne nous écoutent pas ». Les candidats qui disposent d’un appareil arrivent à livrer un semblant de campagne : affichage, voitures-sono et quelques réunions avec le sentiment d’une concurrence déloyale.
Les candidats effacés du RN
Le RN, lui, n’a pas besoin de faire campagne. « Moins ils mènent campagne et plus ils gagnent de voix », déplore un candidat de gauche. C’est dur pour lui d’admettre que leur message minimaliste est plus efficace que son programme. Les affiches du RN se contentent d’exposer les visages de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, les candidats locaux sont quasi-invisibles en bas à gauche.
Abreuvés de belles paroles au fil des scrutins alors que leur situation économique se dégrade, les électeurs convaincus du RN ne demandent qu’une chose : le changement. Et le duo Le Pen Bardella, bien aidé par les surenchères médiatiques sur l’insécurité et l’immigration, sont à leurs yeux les seuls à l’incarner. Qu’importe alors la contradiction de se raccrocher à une consigne exclusivement nationale — même nationaliste — alors que toute la classe politique locale se retrouve dans un désir d’autonomie. « Paris i komand pa nou ! », vraiment ? C’est un autre signe du divorce consumé d’avec les discours politiques.
Une proposition de changement radicale, comme en 1981, ça n’arrive pas souvent dans une vie d’électeur. Cette promesse rend sourd à toutes les autres. Tout n’est certes pas joué mais ce vent du changement souffle fort ; au point qu’il n’y a pas une circonscription (à part peut-être la plus à gauche, la n°2) qui soit à l’abri d’avoir un candidat d’extrême-droite au 2e tour.
Voilà la mécanique qui se joue devant le regard impuissant des autres candidats.
Et si encore cette glaciation des esprits pouvait atténuer le réchauffement climatique… Mais non, au contraire.
Franck Cellier