Rencontre avec l'historien Loran Hoarau. © Olivier Ceccaldi

L’historien Loran Hoarau évoque le devoir de recherche et de mémoire après la découverte de crânes d’esclaves à Paris

À Paris, l’historienne Klara Boyer-Rossol a découvert des crânes et bustes d’esclaves réunionnais au Musée national d’histoire naturel. À La Réunion, l’historien Loran Hoarau salue la découverte de « chaînons manquants » dans les connaissances de la période esclavagiste. Il a déjà entrepris un travail de recherches détaillées sur les esclaves de Saint-Denis et estime qu’il y a un challenge à relever pour donner toute sa force au devoir de mémoire. Entretien

Vidéo réalisée par Olivier Ceccaldi et Franck Cellier.

L’historien Loran Hoarau est spécialiste du Second Empire à La Réunion. À ce titre il travaille sur la période qui va des années 1852 à 1870, avec un champ plutôt sur l’histoire urbaine. Mais il étudie également les périodes connectées : un peu avant avec la révolution de 1830, jusqu’à la Première Guerre mondiale.

En 1840, le voyage exploratoire de l’Astrolabe et de la Zélée amène le phrénologue Dumoutier à La Réunion (ndlr : d’ailleurs merci au lecteur attentif qui nous a fait remarquer que nous avons confondu « néphrologie », ayant trait aux maladies du rein, et phrénologie, théorie pseudo-scientifique selon laquelle les bosses du crâne d’un être humain reflètent son caractère). Il y réalise des prélèvements de crânes d’esclaves à l’hôpital de Saint-Denis. Ces crânes et bustes ont été redécouverts par Klara Boyer-Rossol. Que vous inspire cette découverte ?

En fait, ça nous amène des éléments visuels nouveaux. Jusqu’ici, on avait des photographies, souvent de Constant Azéma, portant la mention « d’esclaves d’avant 1848 ». Mais là, c’est une autre forme d’image, des bustes, des crânes, associés à ces groupes d’esclaves. On retrouve un mélange de populations africaines qui arrivent à La Réunion : du Mozambique, de la Tanzanie… Cela raconte aussi une sorte de continuation de la traite négrière et ça nous repose dans le lien avec les pays d’origine.

Rencontre avec l'historien Loran Hoarau. © Olivier Ceccaldi
Rencontre avec l’historien Loran Hoarau. © Olivier Ceccaldi :

Peut-on faire un parallèle avec les bustes réalisés à Maurice par Froberville ?

Oui, à Maurice, la tradition de faire des bustes de captifs existait, même si l’esclavage y était déjà aboli. À La Réunion, on avait eu des photographies anthropométriques découvertes dans les années 90, réalisées par Désiré Charnay lors d’une expédition vers Madagascar, mais il s’était retrouvé à La Réunion. Il faisait des profils anthropométriques : mesurer les crânes, exposer, voir les profils, les tailles… une logique de documentation racialiste.

Froberville, lui, amène quelque chose de nouveau : ses carnets constituent un chaînon manquant dans ce qu’on sait de l’histoire de Saint-Denis. Il va chez les Lory, une famille importante venue de Maurice, installée au Chaudron, propriétaires de 300 à 400 esclaves, soit un domaine équivalant à celui de Villèle. Froberville montre que ces populations viennent du Mozambique, ce qui permet de localiser plus finement les origines. C’est presque une révolution dans l’histoire de l’esclavage à La Réunion. On avait aussi les nouvelles d’Auguste Logeais qui donnaient des récits de cette époque. 

Recueillir des « races »

Pouvez-vous nous parler de ces textes de Logeais ?

Ce sont des nouvelles rééditées par la bibliothèque départementale, appelées Loisirs. Ce sont des récits locaux, de fiction, mais qui plongent dans la réalité : marronnage, révolte, peur des conflits esclaves-Blancs. Certaines ont été publiées en épisodes dans la presse. On peut y voir une continuité : des esclaves mozambicains installés ici, parlant créole mais maîtrisant encore leur langue d’origine. Certains auteurs, comme Logeais, ont capté ces récits pour donner une véracité à leurs écrits.

Rencontre avec l'historien Loran Hoarau. © Olivier Ceccaldi
Loran Hoarau a retracé la chronologie des familles Lory et de Tourris. © Olivier Ceccaldi

De Froberville aurait donc eu une approche ethnographique ?

Oui, tout à fait. Il s’intéresse à la culture, à la langue, aux récits de vie. Il fait aussi des dessins : les «ronds», ces danses exécutées par les esclaves pendant leurs temps libres. On serait dans l’ancêtre du maloya, sans le son, mais avec l’image. Il documente en détail les musiques, les costumes, les instruments. Là où Potémont et Roussin restent dans le général, Froberville redescend à un niveau plus fin. C’est le chaînon manquant, en textes et en images, qui nous permet de mieux comprendre les origines des danseurs et des groupes.

Que dire du passage de Dumoutier en 1840 ? Pourquoi l’hôpital lui fournit-il des crânes ?

On est dans un contexte de recherche scientifique, au sens du 19e siècle, où il s’agit de recueillir des « races » pour les musées à Paris. Ils ont des méthodes qu’on retrouve ailleurs : en Allemagne, par exemple, on va chercher des crânes dans des tombes. Ce sont des pratiques connues et documentées.

À La Réunion, la coopération des autorités locales a joué : ils n’ont pas eu besoin de voler les crânes comme en Afrique. Ce sont des prélèvements faits sur des morts : des marrons blessés ramenés à l’hôpital, des maladies contractées sur les bateaux de traite, des mauvais traitements. Trouver 30 ou 40 crânes, c’est énorme.

Rendre les crânes aux familles

Pensez-vous qu’il soit possible de reconnecter ces crânes à des histoires précises ?

Oui. J’ai travaillé sur deux familles d’esclaves de Saint-Denis : Toinette Atis-Rilo, esclave des Lory, que nous avons pu suivre depuis le registre de population jusqu’à sa mort. Son mari était mauricien, arrivé après l’abolition. On a aussi travaillé sur les Mérancienne. Ces parcours sont possibles à retracer grâce aux recensements, aux registres de naissance et décès. Beaucoup de familles sont restées sur les mêmes terres, comme au Chaudron, ce qui facilite le travail.

Qu’en est-il de la restitution de ces restes humains ?

C’est une vraie question éthique. À Saint-Paul, on a découvert 12 000 corps dans ce qu’on appelle le cimetière des oubliés. Que faire ? Réenfouir ? Faire un ossuaire ? Ces corps racontent encore des choses scientifiquement. La doctrine a changé : exposer, oui, mais pourquoi ? À La Réunion, le rapport au corps et à l’ancêtre est très fort. Ces crânes sont une part de la famille. Le processus de restitution doit se construire avec les familles elles-mêmes.

Rencontre avec l'historien Loran Hoarau. © Olivier Ceccaldi
Rencontre avec l’historien Loran Hoarau :  « Ces restes parlent encore, ils doivent être étudiés avant de décider quoi que ce soit. » © Olivier Ceccaldi

Ancestralité afro-malgache

À Madagascar, en Afrique du Sud ou en Guyane, les restes humains sont restitués aux descendants. Qu’en serait-il à La Réunion ?

Oui. La question c’est qui reçoit ? Il ne faut pas exclure les musées ou les communautés : il faut un socle commun. Ces restes parlent encore, ils doivent être étudiés avant de décider quoi que ce soit.

Quel rôle pour les historiens dans ce processus ?

L’historien appuie la recherche, donne du contexte, oriente vers les sources. Mais ce sont les familles qui doivent être actrices. À Saint-Denis, j’étudie la généalogie des maîtres comme les Lory pour comprendre les réseaux d’esclavage et d’engagisme. Après 1848, certaines traites négrières ont continué, sous couvert d’engagisme. Virginie Chaillou l’a montré : Saint-Denis est redevenue un port négrier après 1848, jusqu’à la fin du Second Empire.

Et aujourd’hui, quelles pistes pour l’avenir ?

Il y a une volonté de plus en plus forte de reconnecter avec l’ancestralité afro-malgache. Des recherches généalogiques comme celles menées par Rasin Kaf, aident les familles à remonter jusqu’au 18e siècle, parfois jusqu’au bateau d’origine. La restitution est un processus familial, pas institutionnel. Les bustes, eux, peuvent être exposés dans des lieux symboliques, pourquoi pas sur l’ancien emplacement de la statue de La Bourdonnais ? Mais il faut d’abord retracer les histoires individuelles pour donner toute sa force à cette mémoire.

Entretien : Franck Cellier

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.

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