[Mafate] L’épicerie d’Ilet-à-Malheur et sa balance Roberval

EPISODE 33 – OBJETS LONTAN

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Pour ce 33e épisode, c’est de poids et mesures dont il est question: balance Roberval à Îlet à Malheur, romaine à Grand-Place ou l’étonnant peson demi lune.

Balance d’épicerie Roberval en fonte avec ses deux plateaux et 5 poids de 2 kg, 1 kg, 500 g (hexag.), 200 g (hexag.). et 100 g., chez Guito Libelle, boutique/épicerie d’îlet à Malheur. Elle mesure 47 cm. de longueur. Le diamètre des plateaux est de 24 cm.

Les poids hexagonaux sont en fonte de fer et les autres sans doute en laiton. Inscription « FORCE 15 kg » sur la balance – Poinçon « 92 » – indiquant la dernière vérification de l’objet en 1992 – Poinçons inscrits également sur les poids.

Vers 2005 – 2007, on retrouve à Mafate, rouillées et jetées, plusieurs de ces machines. Celle-ci est la seule encore en usage, avec un poinçon obsolète, mais tout de même relativement rassurant pour les clients de l’épicerie !

Selon Wikipédia, la balance Roberval à deux fléaux est un instrument de pesage qui doit son nom à son inventeur Gilles Personne de Roberval, mathématicien et physicien français né en 1602, connu sous le nom de Roberval, parce qu’originaire de Roberval dans l’Oise. Gilles Personne eut l’ingénieuse idée de placer les plateaux au-dessus du fléau, alors que traditionnellement ils étaient suspendus en dessous du fléau. La production de ce type de balance devient importante à partir de 1850 et restera marquante jusque dans les années 1970 – 1980, avec des modèles homologués adaptés aux différents métiers : le principe de Roberval donne une bonne précision dans la pesée, une bonne stabilité dans le réglage et une robustesse à l’épreuve du temps.

La balance présentée ici faisait l’objet d’un usage quotidien pour le vrac, dans l’épicerie de Guito Libelle, jusqu’en 2007. Et puis M. Guito a décidé de se moderniser et a acquis une balance électronique, plus précise, plus dans le vent. Cependant, il garde encore sous son comptoir la « Roberval » en redoutant les éventuelles pannes de l’électronique…

Balance Romaine – chez Benoît Boyer au Gîte du Pavillon, Grand Place Les Hauts

Balance achetée à Gamm Vert en 1980, elle est utilisable par inversion pour deux types de pesées : légères de 1 à 20 kg. par 500 g. Et lourdes de 20 à 120 kg.

Benoît Boyer s’en sert pour la pesée des aliments, du poulet ou même du cochon.

« La balance était suspendue à une barre portée par deux hommes sur leurs épaules… » dit-il !

Selon Wikipédia, pour un éclairage technique « … les deux bras du fléau n’ont pas la même longueur : le bras du côté de la masse inconnue a une longueur constante alors que la longueur du bras qui supporte le contrepoids est variable. On n’obtient pas l’équilibre en égalisant les deux masses, mais en agissant sur la longueur du bras qui porte le contrepoids. L’équilibre se fait lorsqu’en déplaçant ce contrepoids le long de sa tige, le fléau atteint la position horizontale. Le bras le plus long porte des divisions avec indication des masses correspondantes. Il suffit alors de lire la masse de l’objet… »

On pourrait contester le caractère de rareté de cet objet. À Mafate pourtant, dans un milieu souvent de pauvres, où les objets inutilisés disparaissent presqu’instantanément, je n’en ai trouvé d’autre nulle part.

D’une certaine manière, on pourrait dire que Benoît est un conservateur. C’est surtout un sacré travailleur ! Il conserve chez lui plusieurs objets qui ont jalonné son itinéraire de vie. Son histoire, il m’en a raconté des bribes lors de nos échanges, toujours pleins d’un sens consistant…

Une interview de Benoît Boyer au Gite du Pavillon

« Etant petit dès l’âge de 7 ans, j’ai commencé à la Rivière-des-Galets. Îlet à Malheur – Rdg… il fallait descendre le jour pour remonter le lendemain.

Il y avait deux jours d’école par semaine. C’était un peu dur. Pas plus. Y avait 4 jours du lundi au vendredi. Le jour où on arrivait, on était fatigué, on ne pouvait pas aller à l’école. Toutes les semaines, c’était pareil. Y avait pas d’hélico à l’époque. Il fallait alimenter la coopérative, tous les habitants d’Aurère, Îlet à Malheur, jusqu’à îlet à Bourse.

J’ai travaillé de l’âge de 7 ans jusqu’à 16 ans. A 16 ans l’ONF m’a embauché comme transporteur. J’ai commencé un travail déclaré à l’âge de 16 ans. Je me suis acheté un petit bœuf en premier, j’ai acheté le deuxième, le troisième, jusqu’à ce que j’en aie au moins 7… Et puis je me suis mis à mon compte. Je me suis acheté une petite case à Aurère. Et puis j’ai travaillé jusqu’à 20 ans en restant à Aurère, pendant 4 ans…

Fin 84 je suis venu ici (à Grand-Place) et ensuite l’ONF m’a demandé de faire le transport de riz… Trois quatre mois après, l’ONF m’a demandé d’arrêter parce que c’est l’hélicoptère qui prenait toute la charge et qui transportait toute la marchandise… Et là je me suis retrouvé au chômage… Et surtout tous mes bœufs étaient au chômage… Il fallait mettre tout ça par tirage…

Et puis après… je me suis remis au travail à l’ONF carrément, jusqu’en 88… Là j’ai réouvert un petit commerce, je suis redevenu indépendant… jusqu’à présent. C’est en 1998 que j’ai ouvert le gîte… »

Peson ancien – Grand Place – Le Pavillon

Peson demi-lune forme ovale, une portée (Epoque 1800 – 1830). Les branches du C se prolongent en arc, donnent à l’ensemble un aspect ovale. L’index est attaché au bout de la branche du bas en mode « biellette » et traverse une fenêtre ménagée au bout de la branche du haut.

Selon le catalogue Debureaux et Ass, commissaire priseur habilité, Paris 2008, les pesons à ressort en C se classent en deux catégories : ceux dits « demi lune » parce que leur cadran est en forme de croissant de lune, et ceux à cadran circulaire.

Les pesons demi-lune se présentent sous deux formes principales : les pesons de forme ovale ou ronde, et les pesons de forme mi ovale/mi hexagonale. Le ressort dit « en C » est une lame courbée en arc, utilisée verticalement, le haut étant lié à l’anneau de suspension, et le bas au crochet de charge. Les branches du C s’ouvrent en fonction de la charge, avec transmission à un système d’index et de cadran.

Très ancien, le peson présenté ici mesure 28 cm de hauteur et avec un cadran de 12 cm sur 8 cm. Il est en fer et en laiton. Les indications de mesures de poids sont lisibles. L’étalonnage est indiqué jusqu’à 80 kg. Benoît Boyer, propriétaire du gîte Le Pavillon, l’a acquis vers 1985.

Il appartenait au réputé Marcel Thiburce de Grand-Place (dit Marcellin), une personnalité haute en couleur qui travaillait à l’Équipement (cantonnier des Ponts et Chaussées). Marcellin était le beau-père d’Ivrin Pausé, le premier facteur de Mafate. Homme très connu, on lui reprochait parfois de prendre quelque liberté à l’égard de son travail… On trouve sa trace dans une note de la Sûreté auprès du préfet, le 30 juin 1967, ainsi qu’également lors du premier colloque de Mafate, où il accueillait à sa table les membres de la tournée préfectorale…

Et il est cité à plusieurs reprises par Jacques Lougnon, par exemple dans Le Journal de l’Ile de la Réunion – du 16 septembre 1972 :

« … Une autre trace de ce passé « mouvementé » est le classement du sentier actuel (22 km) dans la voirie départementale, c’est le C.D. N° 2 ! D’où la présence à Grand-Place d’un préposé des Ponts et Chaussées, le sympathique Marcellin Thiburce, responsable de la route thermale, depuis le Bronchard jusqu’en bas, alors que les autres chemins du cirque sont du ressort des forestiers… »

Arnold Jaccoud

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud