[Mafate] Faire déguerpir les Mafatais

EPISODE 44 – Une saga exemplaire 

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans le 44e épisode, il parle témoignage de péripéties sans doute peu connues qui ont accompagné les évolutions de la situation du cirque de Mafate et de comment on a voulu « faire déguerpir » les Mafatais de Mafate.

Loin de toute prétention à une historicité scientifique, ce chapitre présente un témoignage de péripéties sans doute peu connues qui ont accompagné les évolutions de la situation du cirque de Mafate, tel qu’on peut le découvrir aujourd’hui. Il a pour intention de développer quelques aspects des contestations dressées entre 1959 et 1964 par les habitants de Roche-Plate, des Orangers et d’îlet à Corde, contre la volonté de l’Administration des Domaines de recouvrer (ou de s’attribuer, selon les points de vue…) la totalité de la propriété des 10 000 hectares du cirque.

Les facs-similé de quelques authentiques documents d’époque, oubliés dans des liasses de papiers en vrac dans la maison forestière de Roche-Plate, offrent un aperçu des épisodes de cette contestation. Il y a là des copies de courriers de l’Administration et des Eaux et forêts, un courrier notarial, et surtout les assignations contre l’Etat, déposées par les 59 expropriés de la rive gauche, dont Jacques Lougnon a décrit par ailleurs le vain combat. Certains protagonistes de ces événements sont encore en vie.

On est loin d’une question purement technique ou d’une simple affaire d’aménagement de territoire. On pourrait même déceler que les dimensions juridiques appelées à l’époque à traiter et régler les questions de propriété sur cette rive gauche de la rivière des Galets masquent difficilement la cruelle réalité des rapports de force qui, dès les origines, mettent aux prises l’administration « coloniale » avec une population d’« assujettis», en état de vulnérabilité économique et sociale absolue. Et a fortiori sans aucun pouvoir proprement politique.

Un argument fondamental imparable, invoqué par l’administration de la colonie puis du département, fonde une stratégie rigoureuse de contrôle des habitants de Mafate ou même de leur exclusion : il s’agit de restaurer, voire de sauver la couverture forestière du cirque, systématiquement et gravement saccagée et dégradée par des occupants irresponsables. Pendant des décennies, le leitmotiv inspirant cette pratique va s’imposer, c’est « Ou Mafate ou les Mafatais ». L’homme du 21ème siècle se risquerait à observer que la sanction frappant de manière parfois arbitraire et injuste des populations entières est le fruit amer de l’absence d’éducation, de conscientisation et de responsabilisation de la part de l’autorité coloniale toute puissante d’abord, puis des administrations qui lui ont succédé. C’est à mon sens la source des problèmes. La première moitié du siècle précédent n’en était pas encore là !

• Un survol historique

Depuis les débuts de la colonisation au milieu du 17ème siècle, 50% de la forêt réunionnaise d’origine a disparu, pratiquement jusqu’à 1000 mètres[1]… dans toutes les zones colonisées, excepté dans la région de Saint-Philippe. Il faudra attendre le premier gouverneur créole de la colonie, Hubert Delisle vers 1850, pour interrompre l’hécatombe ! Le déboisement massif de Mafate notamment provoque des coulées de boue sur Saint-Paul. Due à ce défrichage étendu et irraisonné, une véritable catastrophe menace la colonie. En 1853, Hubert Delisle crée le Service forestier. En 1871, il fixe une réglementation sommaire encouragée dès l’année suivante par la loi votée à l’Assemblée Nationale de Versailles, qui autorise le conseil général à mettre en place un règlement détaillé sur les Eaux et forêts. Cette loi précise et renforce les interdictions de défricher et prévoit des mesures sévères contre les empiètements sur le Domaine… À l’origine souhaitable et nécessaire, le déboisement fait désormais l’objet d’une réprobation farouche et d’une prohibition qui se révélera de toute manière difficile à contrôler. Mais dès cette époque, au coeur de ce problème, les habitants qui se sont installés à Mafate seront l’objet de mesures de coercitions systématiques visant, selon les textes officiels, à « sauver la couverture forestière du cirque » des exactions et des destructions qui leur sont reprochées.

La réglementation instaurée est si draconienne qu’elle ne craint pas d’interdire de ramasser le bois mort ou les arbres naturellement déracinés. Les sanctions encourues vont jusqu’à la destruction de la case du coupable ou sa condamnation à participer au creusement du port de la pointe des Galets, débuté en 1872. C’est à peine si l’autorité publique se retient de commencer à vider le cirque de cette population dévastatrice. Ces mesures entraînent inévitablement une résistance chronique des habitants, confrontés à la précarité d’une existence entièrement dépendante d’un environnement inhospitalier et relevant souvent de la survie élémentaire.

Ce qui est certain en tout cas, c’est que dès 1874, les Domaines vont s’approprier officiellement terrains et concessions, considérés comme abandonnés après une simple absence de 15 jours de la part de leurs occupants ! Le Service est ainsi investi d’un pouvoir à la fois considérable et multiple, en matière de gestion de la population, de bornage des concessions et plus largement de protection de l’espace, de même que d’employeur et d’agent assermenté représentant de la loi. La politique de reboisement franchit allègrement le siècle et se poursuit jusqu’à la départementalisation.

Un document du début du 20ème siècle – 1915

À Mafate, dès le dernier tiers du 19ème siècle (la réglementation drastique de 1874), le Service forestier et les Eaux et Forêts, bien avant l’ONF, ont constamment assumé la responsabilité de la lutte contre les incivilités de certains occupants, voire contre l’illégalité de l’occupation, dans le dessein explicite de protéger l’environnement contre une dévastation jugée sans freins… Les seules mesures préconisées : faire «déguerpir», comme on le disait à l’époque, ces occupants illégaux.

Ce bref extrait (que l’on retrouvera in extenso dans le chapitre consacré à l’histoire des aménagements du cirque) ne concerne qu’un micro-épisode à Mafate. On pourrait en énoncer des dizaines identiques qui illustrent les dénonciations et les contestations consécutives, aboutissant la plupart du temps à la procédure d’expulsion du délinquant.

L’ensemble de cette période, que l’on peut prolonger jusque vers 1960 est marqué par les rapports conflictuels qui mettent aux prises les habitants du cirque et l’administration qu’incarne le Service forestier, auquel succède dès 1948 la Conservation des Eaux et Forêts. Jusqu’alors, au fur et à mesure des générations successives, les fluctuations de la politique démographique visent à faire « déguerpir » les occupants considérés comme illégaux, regrouper ceux que l’administration accepte sous contrat de concession, et récupérer par expulsion ou rachat au bénéfice du Domaine les parcelles foncières indûment accaparées.

L’enjeu : la réappropriation par l’Administration des Domaines de la totalité du cirque

Depuis les années qui ont suivi 1950 et en tout cas jusqu’à la création de l’ONF en 1966, l’Administration des Domaines cherche donc (et parviendra…) à recouvrer la totalité de la propriété du cirque. Sa stratégie est double :

1 • En se fondant sur une « déclaration de reconnaissance » relative à la propriété exclusive des Domaines, obtenue des habitants en 1874 (cf. infra), contester systématiquement les titres de propriété présentés par ces résidents qu’elle considère « occupants illégaux », puis leur donner le choix entre le déguerpissage immédiat ou l’octroi d’une concession dans le cadre obligatoire d’un regroupement sur des îlets sélectionnés.

2 • Racheter la propriété privée lorsque sa légalité est indubitablement établie et que l’administration ne peut faire autrement.

Les problèmes vont se produire essentiellement sur la rive gauche, côté Saint-Paul, après qu’aient été rachetés en 1956 par l’Administration les 2000 ha des propriétés Fleurié et Massinot de la rive droite, qui recouvrent les territoires d’Aurère et d’îlet à Bourse.

• La contestation !

Après des années d’incertitude à propos du maintien ou non de cette population dans le cirque, les choses sont donc fermement reprises en main sous la férule notamment de Jean Perreau-Pradier, préfet de La Réunion de 1956 à 1963.

L’Administration a à peine abandonné la pratique d’envoyer les récalcitrants participer au creusement du port de la pointe des Galets, le conservateur des Eaux et forêts Paul Benda vient d’être contraint, par manque de financement, d’abandonner son projet de barrage géant qui aurait protégé le port de la menace de l’ensablement alluvionnaire et aurait pu, grâce à l’expulsion de la quasi totalité des habitants de Mafate, favoriser un reboisement résolu au-dessus de la limite des eaux.

Vue de Roche-Plate depuis les Lataniers

Il n’est pas question pour autant de renoncer au projet déjà ambitieux de procéder à la restauration, si possible intégrale, de la couverture forestière du cirque. L’Administration persiste à estimer que c’est l’économie forestière et agricole de l’île qui se trouve toute entière menacée du fait des ravages produits par les occupations illégales. Elle ne reculera pas devant les troubles sociaux par ailleurs redoutés par ces mesures qu’elle charge les forestiers d’appliquer sans ménagement. Accusés de toutes les destructions et de toutes les activités prohibées, les occupants du cirque vont opposer systématiquement à la loi : résistance, refus de paiement de la location, ruse et expédients, puis procédures judiciaires.

Arnold Jaccoud

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud