[Mafate] La malédiction du curé

EPISODE 41 – HISTOIRE DE MAFATE LES EAUX

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans le 41e épisode, il parle de l’ancien village de Mafate et de sa malédiction en rapportant l’interview de Marcellin Thiburce, dont le père avait été témoin de la destruction de l’îlet de Mafate.

La fin de l’histoire de l’îlet de Mafate est racontée par un témoin presque oculaire de l’époque de l’effondrement du Bronchard, M. Marcellin Thiburce, de Grand Place, cantonnier des Ponts et Chaussées et devenu l’aubergiste et l’homme à tout faire de Grand Place. Il a été interviewé lors de la préparation du premier colloque de Mafate, fin 1982, par le Directeur régional de l’ONF M. Pierre de Montaignac.

Entretien avec M. Marcellin Thiburce de Grande Place le 16 décembre 1982. Propos recueillis et transcris par M. Philippe Beriou chef de triage d’Aurère.

M. De Montaigniac : Racontez-nous ce que vous avez su de Mafate depuis que vous étiez tout petit marmaille, avant 1914, ce qui s’est passé après et ce qu’on vous a raconté là-dessus. Quand vous étiez marmaille, vous êtes venu à Mafate ? Qu’y avait-il là-bas à cette époque ?

M. Thiburce : A onze ans mi souviens de Mafate. Mi viens là avec mon père pour tire d’bois pour faire l’église de Grande Place. L’était à peu près en 26.

M. De Montaigniac : Le village était déjà démoli ?

M. Thiburce : Ah oui ! L’avait plus rien. L’avait plus d’moun qui restait là.

M. De Montaigniac : Auparavant on vous a raconté quand il y avait du monde ?

M. Thiburce : Avant oui. Mon papa la raconte à moi quand l’avait d’moun. Quand l’déboulis l’a fait, l’avait plein de moun.

M. De Montaigniac : Combien y avait-il de familles ?

M.Thiburce : Y devait y en avoir bien sûr plus de 15 pères de famille.

M. De Montaigniac : Que s’est-il passé pour que les gens s’en aillent ?

« Toutes les cases là, flottent en l’air sur d’l’eau. »

Marcellin Thiburce

M.Thiburce : Quand la dérange le rempart, là-haut, de l’eau la monté, tout le monde l’a sauvé. Papa raconte à nous, toutes les cases là, flottent en l’air sur d’l’eau.

M. De Montaigniac : Et pourquoi la montagne s’est écroulée ?

M. Thiburce : Ah ! bé, Zot avaient « conté sur » le curé, et le curé l’a maudit Mafate. Zot y calculent n’aurait pas été vrai. Le curé a dit à zot le rempart y faut qu’y’rejoint. Et les deux remparts a rejoin de même. Donc la chose l’aura été pas vrai.

M. De Montaigniac : Cela s’est passé lors d‘un cyclone ?

M. Thiburce : C’était plutôt dans un pti grain d’pluie que dans un cyclone[1].

M. De Montaigniac : C’était en 1914 ?

M. Thiburce : C’était en 14 ou en 15. Ce jour-là y avait la messe et quand la forme le bassin, ceux qui savaient nager la parti zot cases et ceux qui savaient pas nager, ben pas parti !

M. De Montaigniac : Et en dehors des gens qui habitaient Mafate, il y avait des gens qui venaient de la ville pour prendre les eaux ? Il y avait des auberges ?

M. Thiburce : Y avait beaucoup d’moun qui monte là, et ceux qui gagnent pas marcher y fait porte a zot en fauteuil. Tout ban pti maisons l’était pour ça même. L’avait maisons, l’avait boutiques, toutes… Près du chemin qui monte à la Nouvelle l‘avait plusieurs cases. C’était pas cases enterrées, c’était pti cases en paille, et tout ban qui montaient y reste la même. Quand la fait l’coup d’l‘eau tout ça est parti.

M. De Montaigniac : Et la Source de Mafate, qu’est-elle devenue ?

M. Thiburce : Quand le déblai a venu, la tout couvert. Zot a essayé de fouiller, mais y gagne plus. Si zot y décide tirer la source, y faut qu’zot y écrase tout ban gros roches qui est là devant.

M. De Montaignac : Quand il y avait des maisons à Mafate, l’eau coulait beaucoup plus bas ? La vallée était plus profonde ?

M. Thiburce : L’eau coulait beaucoup plus dans l’fond. Tout ban gros roches qui a là l’avait point. Le déblai avenu et a tout couvert.

M. De Montaignac : Vous connaissez à Grande Place ou ailleurs des gens qui ont habité Mafate autrefois ?

M. Thiburce : A Grande Place n’a plus. Y reste un peu ban vieux moun qui restent a îlet à Corde, la Plaine, ou la Rivière des Galets. Zot peut renseigne a ou. Zot avaient fait la communion à Mafate.

M. De Montaignac : Après la catastrophe, les gens ne sont plus venus à Mafate ?

M. Thiburce : Après personne n‘est plus venu. Quand le rempart la venu, le curé a sorti et la venu à Grande Place. Ila fait la messe dans une petite chapelle pendant au moins 4 ou 5 ans. Après on a tiré l’église de Mafate et on a construit l’église de Grande Place, en 1926.

M. De Montaignac : Il y avait un cimetière à Mafate ?

M. Thiburce : Le cimetière l’était à Bloc. Il en reste un pti bout même, à peu près le quart. Le reste la fini parti, la déboulé…

« Donc la chose l’aura été pas vrai ». Si l’on comprend bien, Marcellin Thiburce veut probablement exprimer le contraire de ce que dit cette transcription du forestier Beriou. « La chose l’aura été vrai » ! Elle s’est réalisée ! Ce qui signifierait, dans l’esprit des habitants de l’époque, que l’effondrement du Bronchard a représenté l’accomplissement de la malédiction prononcée par le curé, probablement le Père Quemard, curé de Mafate de 1911 à 1917.

On a choisi de conserver la graphie (française ?) des propos de  Marcellin Thiburce, tels que les a transcrits la dactylo rédactrice des Actes du colloque, en 1983. On utiliserait aujourd’hui certainement une autre graphie, plus créole.

Arnold Jaccoud

[1] D’autres sources contredisent le témoignage de Marcellin Thiburce, âgé sans doute de 67 ans en 1982 – Les cyclones de 1913 : « A partir du 20 février et jusqu’au 5 mars 1913, cinq cyclones passent à proximité de La Réunion. Les trois premiers provoquent essentiellement des pluies torrentielles. Mais le 4 mars, un nouveau météore frappe la l’île, les vents entraînent les destructions habituelles. Le déluge, qui s’abat sur une terre déjà saturée par douze jours de pluie, dévaste la colonie. Des blocs se détachent du Bronchard et obstruent la rivière qui alimente les sources sulfureuses de la petite station de Mafate. C’est la disparition des sources de Mafate et la fin de l’îlet de Mafate-les-Eaux. » Jacques Lougnon, en 1972, exprime le même point de vue.

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud