EPISODE 45 – Première alerte !
« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans le 45e épisode, il parle de l’acte de propriété notarié.
En guise de première illustration de la problématique développée dans ces pages, je propose ici une note du chef de district Nativel adressée à l’Ingénieur des Travaux des Eaux & Forêts du Tampon en novembre 1959.
Elle réclame des instructions « sur la conduite à tenir » à propos d’un acte de propriété notarié présenté par Pascal Louise, un habitant des Orangers. Cet acte concerne la vente, le 31.5.1900, d’une portion de terrain de la part « de Louise Agathe à Mme Vve Louise Valmir » On lira ci-dessous son libellé, en prêtant attention à l’aspect essentiel de la demande du C.D. Nativel : Comment tenir compte de « la validité de cet acte » ? La réponse de l’Ingénieur est claire : « J’adresse au C.D. Nativel des précisions d’ordre juridique sur la question soulevée, qui sont de nature à détruire l’argumentation de Louise (Agathe) »
« Tolérance de l’administration »
L’ingénieur se réclame donc d’une reconnaissance de la pleine propriété en faveur des Domaines « des parcelles de terre… sur l’îlet des Orangers, situées entre le rempart des îlet à Corde et des Lataniers » arrachée aux habitants 85 ans auparavant en février 1874, mentionnée dans la note suivante. « … ils occupent et ne détiennent ces terrains qu’à titre de pure tolérance de la part de l’Administration ».
De fait, cette déclaration servira d’argument majeur pour le rejet de toutes les contestations qui vont se présenter. La succession des événements qui surviennent offre constamment la même configuration : les déclarations de propriété, même homologuées devant notaire, sont rejetées. La plupart du temps, le terrain ne fait l’objet que d’une délimitation imprécise. Evidemment le cadastre n’a pas encore été établi. La prescription « trentenaire » – date limite, arrêtée par la loi avant le 24 mars 1942 – semble tout aussi contestable ! Que des approximations, aucune preuve réelle.
Grossièrement exposé : « Ce n’est pas parce que les occupants sont installés là selon leurs dires depuis des décennies sur un terrain qu’ils cultivent, qu’ils en sont pour autant les propriétaires légitimes, alors qu’ils ont acquis ces terrains auprès de précédents occupants considérés eux-mêmes usurpateurs… »
Et les dégradations profondes de la forêt, constamment dénoncées, viennent confirmer qu’il est temps de se débarrasser de ces squatteurs …
Ce qui n’est jamais évoqué dans les propos, c’est qu’en 1874, tout en réactivant le Service forestier à La Réunion, le directeur des Domaines, M. Echernier, avait renoncé à « provoquer le déguerpissement immédiat de 183 familles, ce qui n’aurait pas été sans soulever de très graves difficultés ».
Cirque ouvert à la colonisation
Dans l’appréciation de cette sorte de mansuétude et, à l’évidence, de prudence lucide, un sentiment que l’on pourrait faire prévaloir est celui d’une conscience de la responsabilité qu’avait pris l’administration, en ouvrant le cirque à la colonisation dès la période d’abolition de l’esclavage, donc de la fin de la crainte éprouvée face à l’insécurité que créait le marronage dans les Hauts. Provenant du littoral par la Rivière des Galets ou de Salazie par le col de Fourche, les immigrants avaient été encouragés à occuper les espaces vivables du cirque. Ils y avaient répondu en nombre. Les Louise, les Gaze, les Thomas, les Magdeleine, les Robert, les Attache ou les Cernot ne s’étaient pas installés là à l’insu de l’Administration souveraine, même si pour leur part, ils croyaient pouvoir vivre leur vie comme ils l’entendaient… À tort ! C’est bien ce que, 85 ans après, on finissait par leur reprocher
• Contrôles et délimitations
On sait qu’en septembre 1956, pour faire le point sur la situation de la propriété domaniale, Paul Benda, Conservateur des Eaux et Forêts, demande le concours des Ponts et Chaussées pour procéder à un relevé et à un bornage des enclaves, l’opération étant associée à une vérification des titres de propriété présentés. À l’époque le nombre de familles vivant dans le cirque est estimé à 370. Si 300 d’entre elles sont concessionnaires de l’Etat, les 70 restantes revendiquent d’être plus ou moins proriétaires des parcelles qu’elles occupent, par ailleurs pas toujours clairement déterminées. Le document ordonnant la « Délimitation des enclaves non domaniales du cirque de Mafatte », daté du 3 septembre 1956, fournit à l’Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées une liste de 15 îlets concernés par les occupations identifiées. La vérification préalable de la validité des titres de propriété fait l’objet d’une insistance répétée.
Opérations de bornage
(Fac similé du document signé de Paul Benda, aux pp. 28 et 29 du chapitre « Les Aménagements de Mafate de 1954 à 2000 ») Les problèmes viendront de la rive gauche (extrait ci-dessous)
Avec le recul, ces opérations de bornage apparaissent comme un fameux prétexte visant à démontrer le caractère illégal de la plupart des occupations. Une fois refusée l’authenticité irréfutable des titres présentés, la stratégie utilisée pour récupérer la propriété de la quasi totalité des terres est de mettre les habitants dénoncés face à un choix radical : ils acceptent de se regrouper sur certains îlets importants en consentant au statut de locataire – concessionnaire, ou ils déguerpissent (à l’époque, c’est le terme en usage pour parler de leur expulsion)
Sur les îlets mentionnés ci-dessus, (on ne trouve pas les Orangers), les protestations sont générales. Les habitants présentent leurs titres. Rien n’y fait. Même homologuées devant notaire, leurs déclarations de propriété sont déclarées sans valeur. L’accord de reconnaissance de février 1874 prévaudra sans contestation possible.
Il convient ici de se garder de toute dénégation à l’égard du droit établi et de son application stricte.
Autoritarisme institutionnel
On ne peut néanmoins se contenter d’effleurer froidement les épisodes d’une résistance méconnue, mais significative, au travers de la lutte infructueuse menée massivement par les habitants de la rive gauche contre la volonté de main mise sur leurs terres, exercée par l’autorité domaniale. Bien qu’incomplets hélas, les quelques papiers retrouvés, illustrations d’une révolte larvée, permettent de saisir une partie des péripéties qui ont opposé cette société d’immigrés miséreux s’accrochant à leur survie, face à l’application rigoureuse du droit commun, et à ce que certains considèreraient aujourd’hui comme un despotisme colonial, voire raciste et aveugle, ou pour le moins à un autoritarisme institutionnel grossier, à de la coercition et de la contrainte ordinaires, à des pressions et des menaces envers des gens à qui on reproche, par ailleurs, de ne cesser de vouloir en faire à leur guise…
On pourrait tout de même observer que l’irresponsabilité attribuée aux habitants de Mafate (comme à ceux d’autres régions bien évidemment !) est souvent le produit d’une confrontation difficile à un environnement hostile et insécure, et qui expose à une extrême précarité, tout autant que celui de l’histoire de la confiscation sociale, culturelle et politique à laquelle les soumet sans ménagement l’institution toute puissante. On ne le répétera jamais assez : il est généralement difficilement évitable que l’absence d’éducation (globale ou simplement scolaire) ou de conscientisation, ou d’une politique véritablement responsabilisatrice des comportements sociaux, ne produise autre chose qu’un ensemble d’actions, plus ou moins disparates et impulsives, de résistance collective à l’autocratie administrative. C’est bien ce qui s’est passé en la circonstance.
Extrait d’un document pour le moins ambigu, rédigé par le Service forestier de La Réunion en 1962
Selon les documents trouvés, c’est vers avril-mai 1962 que les habitants de la Rive gauche et l’Administration vont régler leurs comptes… Après avoir systématiquement présenté leurs attestations de propriétaires, toutes récusées par les forestiers, les habitants refusent désormais de s’acquitter des montants de la location que l’on tente de leur imposer. Et dès 1960, ils ont confié la défense de leurs droits à Me Roger Hoarau, jeune avoué monté de Saint-Denis.
Du point de vue chronologique, c’est d’Îlet à Corde que nous sont parvenues les premières informations. J’ai pris connaissance de la copie d’un mémoire rédigé le 23 novembre 1961 par Me Roger Hoarau (et non Hoareau…) qui assumera la totalité des démarches établies sur les trois îlets de Corde, Roche Plate et Orangers.
À l’appui de ce mémoire collectif est jointe la copie de l’acte d’achat notarié, daté du 21 septembre 1899, de la parcelle recueillie dans la succession dont les familles GAZE sont les bénéficiaires.
Voyez plutôt !
Arnold Jaccoud