[Mafate] L’ONF renonce à la politique de « déguerpissage »

ÉPISODE 15 : LES POLITIQUES D’AMÉNAGEMENT DU CIRQUE

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Ce 15e épisode débute en 1966, année qui marque la création de l’ONF et un tournant dans les politiques d’aménagement du cirque. Il n’est plus question de faire déguerpir les Mafatais mais, au contraire, de repeupler les ilets.

1966

C’est l’année de la création de l’ONF à La Réunion. Et c’est l’ingénieur Pierre Moulin qui en devient le directeur jusqu’en 1969. Le changement de politique à l’égard de la population de Mafate devient explicite. (cf. plus bas).

Dans ce chapitre, aucun document signé de sa main ou élaboré directement par lui… mais, en tout premier lieu, un événement qui, dans l’aménagement du cirque et pour La Réunion, est encore aujourd’hui d’une importance déterminante : Le chantier de la canalisation des Orangers. 

La canalisation des Orangers

Elle doit son nom aux opérations d’adduction potable destinée à approvisionner les Hauts de Saint-Paul, à partir du captage des sources situées au bas de l’îlet des Orangers depuis la ravine Grand Mère. 

Le chantier commence en 1965, par quatre mois de travaux d’approche. Il s’agit tout d’abord de créer une plateforme qui va servir de camp de base de l’opération, là où les camions de la SOCEA doivent arriver pour décharger matériaux et matériel, et là où les baraquements abriteront les ouvriers. Pour y accéder on commence par refaire le chemin de Sans-Souci. Plus tard sur cette plateforme, on dressera la citerne rouge qui s’y trouve encore !

Sobrement expliqué : Une fois les travaux d’approche achevés, il s’agit de tracer un chemin à fleur de roche au flanc du rempart et de poser quasiment à main nue, raccorder et enterrer des tuyaux de 6 m de long pesant chacun 300 kg, amenés par charrettes-befs, pour installer 12 km de canalisation. Au bout de trois ans, l’eau coule, mais il en faudra encore 6 à 7 pour l’achèvement de ce gigantesque chantier.

Observation effectuée en 2006 : Le captage se trouve à 200 m en contrebas de l’îlet des Orangers dont les habitants souffrent d’une sécheresse persistante ! Et pendant ce temps, quasiment « sous leurs pieds », 6000 litres d’eau par seconde vont alimenter Saint-Paul ! 

Ce qu’en dit Jacques Lougnon, le vieux tangue, dans sa chronique parue dans « La Voix des Mascareignes » le 25 août 1966.

« … Toute la langue de terre qui descend des sommets entre la R. des Galets et la Ravine La Plaine forme le domaine de Sans Souci qui appartenait, au début du siècle, a M. Pradel.

Un grand champ de cannes, à pente régulière, est perché juste sur le bord de la falaise. Au-dessus de cette tache verte se voient des lacets en zigzags montant jusqu’à une ligne blanche. C’est, à 750 m d’altitude, la plateforme du camp de base des travaux.

Ceux-ci ont commencé le premier février sur la piste d’accès. Il a fallu ouvrir 3,5 km de prolongement du chemin de Sans Souci, pour atteindre la cote 750, où la canalisation sortira des gorges de Mafate pour traverser vers Bois-de Nèfles, Bellemène les Hauts, le Guillaume, St-Gilles les Hauts, la Saline. Le 1er Mai, le premier coup de pic a été donné dans le Rempart. Sur les 10 500 m de plateforme à y faire, 1 500 m sont déjà réalisés. C’est une petite « corniche sublime » de 2 m de large, d’où la vue est magnifique le matin sur les sommets de notre beau cirque de Mafate. »

« La forêt demande des hommes ! »

1966, c’est l’époque au cours de laquelle, l’Administration, par la voix du directeur du nouvel ONF, déclare vouloir formellement renoncer à l’expulsion des habitants de Mafate. On renonce à la politique de « déguerpissage » et on souhaite même des volontaires pour venir repeupler « le fond », selon l’expression consacrée. Ce changement de politique va permettre le développement des coopératives d’Aurère, de Roche Plate et de La Nouvelle. Elles serviront aussi bien à centraliser le débouché des productions agricoles qu’à coordonner le ravitaillement sur les îlettes. À partir de là, les écoles vont se créer (Malheur 1968 – La Nouvelle 1968 – Rénovation de Roche Plate 1977 – Bourse 1979 – Orangers 1983 – Grand Place « Léonard Thomas » 1986 pour remplacer l’ancienne école de Grand Place Cayenne ouverte en 1930.). Mais également, dispensaires, gîtes, refuges. L’élevage se multiplie. L’extension des travaux d’irrigation, ainsi que l’entretien régulier des sentiers sont également le fruit de cette nouvelle approche du cirque. Dans cette logique l’ONF devient le premier employeur, notamment par une répartition plus ou moins équilibrée des travaux d’entretien des sentiers et de la forêt, dans les trois circonscriptions d’Aurère, de La Nouvelle et de Roche Plate, ce qui permet d’assurer un minimum vital dans toutes les familles, à tour de rôle.

De façon anecdotique, j’ai retrouvé de cette période des années 60 des affiches relatives à la réglementation de la pêche fluviale. En amont de leur confluent, la rivière des Galets et le Bras d’Oussy font partie des cours d’eau de 1ère catégorie, lot n°7.

Durant cette période, dépourvues cependant de toute indication de dates, ont été découvertes quelques copies chiffonnées d’un inventaire de terrains, sans doute vendus au Domaine, et notamment situés dans le périmètre du cirque de Mafate. On retrouve les noms connus de Robert, de Grosset, de Massinot. On peut penser que cette liste a été établie pour clore le recouvrement de la totalité du cirque par l’Administration. En dépit des indications de surface en hectares, ares et centiares, les limites du cadastre semblent plus qu’approximatives. Fac-similés reproduits ci-dessous des paragraphes relatifs aux terrains situés dans Mafate…

• Avec la propriété Fleurié à Aurère – Malheur, celle de Massinot, qui allait de la Grande Ravine au Bras d’Oussy, soit tout le périmètre d’îlet à Bourse, représente le foncier le plus important restitué aux Domaines : 2 000 hectares entre les deux.

• Surprenant : Il semble bien que le premier projet d’une « Commune de Mafate » date de cette époque. Extrait d’un courrier du chef de district de l’ONF de Saint-Paul à l’Ingénieur des Travaux E&F, daté du 24 août 1967. Il fait suite à une enquête de la Sûreté à propos d’un habitant, M. Raphaël Cernot, personnalité importante des Orangers :

• En juin 1967 en outre, sous l’impulsion de la nouvelle politique mafataise enclenchée par le directeur de l’ONF, l’enquête de la Sûreté conclut à la nécessité d’ouvrir une école aux Orangers. IL faudra attendre 1983 pour que celle-ci voie le jour !

1982

« … car le monde et les temps changent… ». En janvier 1982, alors que Pierre de Montaignac est le Directeur régional de l’ONF, est élaboré un « Avant projet de Charte du Parc naturel de Mafate » ! (Les références en en-tête « D/TJ » sont insuffisantes pour l’identification de l’auteur de la rédaction… Dommage !). De plus, on peut légitimement penser qu’il ne s’agit que d’une ébauche, interrompue bien avant d’avoir atteint le cœur de son objet. L’intérêt de la démarche demeure cependant. Elle rappelle que depuis au moins trente ans les projets globaux, amalgamant aménagements structurants et problèmes de développement humain se sont succédé avec plus ou moins de réussite. Et qu’il semble toujours plus aisé de réaliser les premiers que d’assurer le second.

Mafate est traité tel un ensemble autonome : « site sauvage d’une impressionnante grandeur« , au cœur de la Réunion, agrémenté d’un postulat résolu « d’assurer aux habitants du Cirque le maximum de bien-être en vue de les conforter dans leur désir d’y rester. » « Rien ne serait plus désastreux » dit le Préambule de cet avant-projet, « que de voir la parc se vider de sa substance humaine et se transformer ainsi en désert rapidement hostile aux visiteurs de l’extérieur. »

Titre I – Programme d’action du parc

Chapitre 1 : Programmation des équipements

Chapitre 2 : Programmation de l’animation

Titre II – Modalités de financement

Titre III – Dispositions diverses

L’avant-projet s’interrompt là. On peut penser qu’il est incomplet…

Depuis la canalisation des Orangers « Site sauvage d’une impressionnante grandeur » – photo 1983 – 1er Colloque de Mafate

On a retenu cette « Brève monographie », source de renseignements d’une incontestable utilité. Quoique très succinct, il s’agit un document bien informé sur la situation du cirque à cette époque, et contribution probable à la préparation de l’expédition des autorités publiques dans le cirque en mai 1983, connue sous l’intitulé du « Premier colloque de Mafate« .

1 – Présentation du cirque et rappel historique

2 – Principales réalisations présentées sur chaque triage (AURÈRE, LA NOUVELLE, ROCHE PLATE), à partir de 1956, date de création de la coopérative d’Aurère.

Ironie de l’Histoire : c’est à l’époque où les autorités investissent le plus intensément en équipements collectifs et en réalisation dans le cirque, que celui-ci voit sa population diminuer régulièrement. En 1982, il reste moins de 600 personnes. Le mécanisme d’oscillation de la population semble régulièrement lié aux attraits économiques du littoral et du département en général. La prospérité et la modernité naissantes de La Réunion vident peu à peu le cirque. Le retour des états de crise économique y ramène les jeunes générations…

1983

C’est l’année du Premier Colloque de Mafate, du 2 au 6 mai.

J’ai souhaité ici présenter quelques lignes de l’introduction de ce Colloque plaidant en faveur de la politique poursuivie par les autorités forestières, tant en ce qui concerne le reboisement du cirque que la gestion de sa population… le perpétuel serpent de mer des forestiers à Mafate. 

Passerelle du Bras d’Oussy depuis le bassin

Le territoire du Cirque est resté, sauf quelques parcelles de la région de Grand-Place et l’ancien domaine d’Aurère où une appropriation avait été reconnue, propriété de la Colonie. Domaine collectif largement boisé, il a donc été intégré après la départementalisation au « domaine soumis » régi par le Code Forestier et géré pour le compte du Département et de l’Etat par l‘Administration des Eaux et Forêts, puis par l’Office National des Forêts. Si, auparavant, afin de renforcer la lutte active contre l’érosion, on avait pu envisager d’installer ailleurs la population du Cirque, à partir de 1950 au contraire le Service Forestier prit le parti de mener de front la défense des sols et l’amélioration des conditions de vie de la population.

C’est ainsi que, depuis plus de trente ans, si les reboisements de protection (notamment en filao) se sont poursuivis avec ténacité, les habitants des îlets ont pris part petit à petit à des travaux de plus en plus diversifiés : réfection et entretien des sentiers de circulation et des ouvrages d’art utiles ; mise en valeur des terrains cultivables et construction de banquettes permettant les cultures sarclées sans provoquer d’érosion ; création des coopératives de vente et d‘achat des denrées agricoles ; construction de réseaux d’adduction d’eau potable et d‘irrigation ; édification successive des écoles nécessaires dans tous les îlets, depuis Roche Plate en 1962 jusqu’à Grand Place programmé en 1984; construction simultanée des autres équipements utiles : locaux des coopératives, logements des enseignants, cantines, etc…

Cette politique volontariste semble aujourd’hui porter ses fruits : le Cirque s’est certes dépeuplé au cours de ces deux dernières décennies, mais pas plus (sinon moins) que le reste des Hauts de l’Ile ; et si l’on voit encore bien des jeunes fonder leur foyer dans les Bas après avoir quitté le Cirque, l’on voit par contre aussi, après extension du réseau d’irrigation, telle famille se réinstaller à Marla ou à Aurère. Aux temps où beaucoup se posent des questions sur le modèle de société qui domine ailleurs, un certain équilibre, fait bien évidemment de frugalité et de transferts sociaux autant que d’inventivité et de savoir-faire, ne peut-il pas avoir quand même valeur d’avenir ?

Dans la même perspective, a été reproduit en fac-similé un extrait des Actes, l’annexe 5, présentant « 20 ans de travaux dans les triages d’Aurère et de Roche Plate »

1988

Ce document, intitulé « Quelques données sur le cirque de Mafate », a été rédigé alors que P. de Montaignac était encore directeur régional de l’ONF, jusqu’en 1989, lui qui fut par ailleurs l’initiateur du Premier Colloque de Mafate en mai 1983. Mais contrairement à l’ « Avant projet de Charte du Parc naturel de Mafate » daté de 1982 et bien que son nom y soit inscrit en rouge, ses descriptions approximatives ou incomplètes me font douter sérieusement qu’il en ait eu lui-même connaissance…

Approche classique coutumière : Le texte survole l’histoire du peuplement du cirque, décrit le statut de la propriété foncière, rappelle les oscillations de l’Administration à l’égard de la population (mais de façon relativement inexacte) : évacuation, regroupements ou amélioration des conditions de vie… Il traite de la vie sociale et économique, de l’organisation scolaire, celle des secours et des missions sanitaires, ainsi que des perspectives touristiques…

Construite en 1973, la Maison forestière de La Nouvelle en 2005

En guise de rappel (dont ce texte ne dit pourtant pas un mot), c’est l’époque, sans doute la plus aiguë, du conflit relatif au projet de désenclavement du cirque par le prolongement de la route du Haut-Mafate, jusqu’à La Nouvelle. Ce projet n’aboutira pas…

Arnold Jaccoud

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