[Mafate] Quand le cirque prit le nom d’un sorcier

EPISODE 40 – HISTOIRE DE MAFATE LES EAUX

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans le 40e épisode, il parle de Mafate le sorcier marron qui a donné son nom au cirque.

Jusqu’à une époque assez récente, le cirque de Mafate était appelé cirque de la Rivière-du-Galet, puis cirque de la Rivière-des-Galets. Ce n’est que vers 1880 que l’on commencera à parler officiellement du cirque de Mafate…

Or Mafate « la source » ou Mafate « qui tue » existent bien tous deux dans le Cirque. Choisir l’une d’elle et exclure l’autre, c’est taire la construction complexe du cirque.

Les interprétations du mot Mafate sont donc toutes plus ou moins crédibles : Mafate était un sorcier malgache, qui avait établi son camp au pied du piton Bronchard, à l’endroit même où se trouve la source thermale du cirque. Certains ont même donné à Mafate la signification de « sorcier des eaux puantes », « sorcier des eaux chaudes », « celui qui tue »…

Il reste hélas aujourd’hui peu de moyens de savoir avec précision qui furent les grands personnages marrons qui ont établi leur camp à Mafate. Mais en marquant de leurs noms la toponymie du cirque, ils nous permettent, plus de deux siècles plus tard, de nous rappeler qu’ils ont existé, et les noms qu’ils se sont donné en tant qu’esclaves marrons, complétés par l’histoire populaire et la tradition orale, ont permis de se faire une idée de leur personnalité et de leur rôle dans la société des marrons.

Ces grandes figures de l’histoire du marronnage font indéniablement partie du patrimoine culturel mafatais, notamment car leur culture à eux, dans leur quête de liberté, trouve encore un écho dans la façon de vivre des Mafatais d’aujourd’hui (toujours en quête de liberté ?).

De ces grands marrons qui se sont établis dans le cirque, Mafate est sans doute le personnage le plus important. On sait de lui qu’il était un grand sorcier malgache, souvent en conflit avec d’autres chefs marrons qui ne donnaient pas de crédit à ses prédictions et divinations. Sur ces marrons, la tradition orale, transmise par Eugène Dayot dans Bourbon pittoresque (pp.129-130), a notamment permis de connaître les habitudes vestimentaires, moyen pour ces esclaves de renouer avec la culture de leurs ancêtres, et donc avec leurs origines :

« … Un vieillard long et sec, vêtu d’une façon assez bizarre. Il avait sur la tête une sorte de coiffure dont la charpente, faite en bois des îles fin et léger, ressemblait assez par la forme, à la mitre d’un évêque.

Des ornements, consistant en plumes de différentes couleurs mariées à des banderoles de latanier découpées à jour, couvraient cet excentrique chapeau, au-dessous duquel apparaissait une figure ridée, noire, rusée et froide, dont l’expression béate, qu’elle semblait contrainte de prendre quelquefois, n’excluait point pour cela la vivacité d’un œil dont la prunelle ardente lançait parfois des éclairs…

A ses oreilles pendaient des anneaux formés d’os de plusieurs blancs tués par les marrons dans les montagnes.

A son cou était attaché un collier composé de gros grains rouges et noirs, auxquels se trouvaient attachés une quinzaine de doigts décharnés qu’il prétendait avoir enlevés aussi à des squelettes de Blancs. Son corps était recouvert d’un justaucorps de peau qui lui prenait du cou aux reins et à partir des reins jusqu’aux genoux, il avait un vêtement formé d’une passementerie large comme la main qui lui serrait la taille ; au bas de cette passementerie descendait une frange de deux pieds environ, faites de feuilles de lataniers découpées très fin et au bout de ces franges se trouvaient attachés, de distance en distance, des grelots faits de feuilles de vacoua et renfermant des grains de cascavelle ou de bois noir, qui, à chacun de ses mouvements, produisaient un frissonnement sauvage et qui agaçait l’oreille. (…) Ce vieillard était Mafat (…) »[2]

On sait également de Mafate qu’il était un grand sorcier, ce qui lui valait à la fois d’être craint par ses pairs, mais aussi d’être parfois en conflit avec des esclaves marrons de la seconde génération, au caractère beaucoup plus combatif et vouant une haine sans pareil à tous les Blancs. Or il semblerait que Mafate, comme d’autres marrons de la première génération (c’est-à-dire de la première vague du marronnage), n’ait pas cherché à détruire les Blancs, mais au contraire à construire, reconstruire une société issue du marronnage, avec leur propre culture, leur propre religion. Ainsi, il faisait plutôt partie de ces marrons qualifiés de sages, qui cherchaient non pas la confrontation mais plutôt un espace de tranquillité et de liberté à côté de la société de colonisation qui s’était développée à l’île Bourbon.

Cet état d’esprit est également décrit par Eugène Dayot :

« … Mafate aimait par-dessus tout la liberté, il avait l’esclavage en horreur, seulement, il voulait cette liberté sans forfanterie, sans attaque inutile contre les Blancs.

Il était selon lui beaucoup plus prudent au contraire d’endormir la vigilance de ces derniers, en n’autorisant pas de leur part ces représailles terribles qu’ils ne manqueraient pas de prendre de la manière la plus éclatante.

Aussi Mafate, se voyant avec ses frères sur des postes presque inexpugnables et pouvaient au milieu de ces montagnes se créer des retraites inaccessibles leur conseillait-il et ne cessait-il de recommander à Bâle lui-même, ainsi qu’à tous les autres chefs répandus dans les divers districts de l’intérieur, de défricher de préférence les forêts vierges de certains plateaux, les plus aisés à défendre, d’y planter du maïs, du manioc, des pommes de terre enfin de quoi subvenir à leur nourriture, comme ils faisaient sur la grande terre de leur pays, de faire sentinelle pour se mettre à l’abri des attaques de Blancs ; mais de ne point aller sur les rivages et dans la plaine piller et dévaster les établissements des colons, mettre à mort les hommes et les vieillards, égorger de faibles femmes, chasser même des habitants de leurs demeures, comme ils venaient de le faire à Saint-Leu, parce que lui disait-il, il ne fallait pas conserver de chimérique espoir. »[3]

En septembre 1751, François Mussard, cherchant à surprendre les camps de marrons situés à l’îlet à Cordes (à Cilaos) en passant par la rivière des Galets, surprend un marron au pied du piton Bronchard. Il lui tire dessus, ainsi que sur sa femme. Avant de mourir, le marron lui révèle son nom : « Maffack », esclave de la Compagnie. Ainsi disparaissent Mafate le grand sorcier, et sa femme Rahariane.

Arnold Jaccoud

[2] Eugène DAYOT, Bourbon pittoresque, p. 129 et 130.

[3] Eugène DAYOT, cité in Prosper EVE, Les esclaves de Bourbon, la mer et la montagne, 2003, p. 177.

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud