Les vaches laitières de la Réunion produisent entre 16 et 18 millions de litres de lait par ans. (Photo Philippe Nanpon)

[Economie] Malaise chez les éleveurs laitiers de la Sica Lait

REPORTAGE DANS LES FERMES DES HAUTS

Pour cette enquête, j’ai rencontré une dizaine d’éleveurs. Les seuls qui acceptent de témoigner à visage découvert sont ceux qui ne sont plus dans la Sica Lait. Les autres s’organisent pour quitter au moment voulu la coopérative laitière parce qu’ils ne s’en sortent plus financièrement. Au delà de la leucose bovine dont l’ensemble des médias a beaucoup parlé, d’où vient le malaise qui imprègne la filière ?

« Je suis vraiment désolé. Je voulais témoigner, dénoncer, mais en fait, je ne peux pas. » Je raccroche le téléphone. Une de nos sources vient de se rétracter. C’était le seul éleveur laitier encore en activité qui était volontaire pour mettre son nom dans l’article. En début d’année, la coopérative laitière a fait signer à tous les éleveurs un nouveau règlement intérieur dans lequel est stipulé le fait que toute personne qui s’exprimerait sur la Sica Lait sera sanctionnée. « On n’a pas le choix d’être anonyme aujourd’hui. La Sica Lait, c’est une mafia, ils sont capables de ralentir votre demande de prêt à la banque, ou votre livraison d’eau ou d’ensilage. Ils peuvent arrêter de collecter votre lait pendant trois jours ou une semaine, vous retirer votre subvention (Posei) ou vos primes pour quelques temps. Ils peuvent vous retirer vos avantages et facilités de paiement.»

« Si on parle trop, il y a toujours le risque qu’ils nous trouvent trop de cellules dans notre lait, des germes ou autre », s’inquiète une éleveur.se. « Tout passe par eux. » L’exclusion de Jean-Paul Bègue et les Lauret en mars 2019 sert d’exemple au sein de la filière. En position de monopole sur l’île, la Sica Lait avait alors cessé d’acheter le lait des deux éleveurs, les laissant sans ressources. Une procédure au tribunal est d’ailleurs toujours en cours afin de déterminer la légalité de cette décision.

Peur de parler et de se faire sanctionner

Les éleveurs, déjà étranglés, ont peur de tout perdre. Ce qui frappe, quand on commence à parler avec eux, c’est la similitude des témoignages. Des hauts de l’ouest à la Plaine des Cafres en passant par l’est : le récit est le même, à quelques expériences près.

  • Les vaches laitières de la Réunion produisent entre 16 et 18 millions de litres de lait par ans. (Photo Philippe Nanpon)

En interne, ça bouillonne. Les éleveurs aimeraient crever l’abcès, en finir avec l’endettement, la pression, les inquiétudes, les tensions physiques. Mais personne ne veut être le messager. En un an, deux courriers anonymes ont été envoyés à l’ensemble des éleveurs et des autorités concernées (conseil d’administration, groupement de défense sanitaire (GDS), Direction de l’alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt (Daaf), Préfecture, Ministères, Parquet…). Mais les choses ne bougent pas. Des réunions ont eu lieu, à la Sica Lait dans son établissement de la Plaine des Cafres, l’Assemblée générale s’est tenue. « C’est là qu’ils auraient dû dire que ça ne va pas ! » s’exclame un.e ancien.ne éleveu.r.se. « Après, comme par hasard, c’est juste avant les assemblées générales que la Sica Lait verse de l’argent sur le compte des éleveurs. L’argent des primes ou dividendes. »

Une réunion s’est tenue entre éleveurs mais sans plus de résultat. Chacun est sur ses gardes et demeure trop méfiant pour s’exprimer à cœur ouvert. « C’est chacun pour soi », regrette un.e éleveur.se toujours en activité.

Objectif : se débarrasser des vaches

Mais, en interne, les informations circulent quand même. Et la réalité est sans appel. De plus de 300 élevages en 1962, au moment de la création de la Sica Lait, la filière ne compte aujourd’hui plus qu’une cinquantaine d’éleveurs. Et ceux qui taisent leur nom organisent leur départ. Conscients du précipice qui s’ouvre chaque jour davantage devant eux, ils entament des démarches pour créer une nouvelle activité, qui parfois n’a rien à voir avec l’élevage. L’objectif : se débarrasser des vaches qui leur restent au moment où ils seront capables de vivre de leur seconde activité.

Que va devenir la filière lait à la Réunion ?

« En dessous de 15 millions de litres de production de lait, la Sica Lait perd les subventions », lâche Jean-Paul Bègue. « A ce moment là, c’est sa mort. » Si la présidente Martha Mussard a annoncé produire 20 millions de litres de lait au 20h d’Antenne Réunion, la coopérative a rectifié le lendemain dans son communiqué de presse (accessible sur Parallèle Sud), évoquant plutôt 18 millions de litres. « Ca m’a fait rire, ce n’est pas du tout la réalité » raille un.e éleveur.se. Quand je l’ai au téléphone, le directeur de la Sica Lait, Charles Adrian, annonce 17,2 millions. Précis. De leur côté, les éleveurs s’accordent plutôt à dire que la filière produirait 16 millions de litres.

« Ce lait est un produit sain, loyal et marchand »

Une production qui frôlerait la limite, au point qu’une ferme appartenant à la Sica Lait, située à la Plaine des Cafres, produit et vend du lait leucosé en parfaite connaissance de cause ? Les vaches, écartées des troupeaux en raison de leur séropositivité à la leucose bovine, sont placées sur le même élevage. Elles sont pourtant destinées à l’abattoir. Selon le directeur de la Sicalait, ces vaches, enceintes, ne produisent le lait que le temps de mettre bas. « Il y a un temps de gestation qui empêche de les envoyer à l’abattoir », ajoute-t-il. « Ces vaches là sont en très bonne forme. C’est pas interdit de vendre ce lait, c’est un produit sain, loyal et marchand ! »

  • Huit bovins sont arrivés par avion vendredi 10 juin 2022. (Photos Sica Lait)

La Sica Lait affirme par la voix de son directeur agacé que la filière est dynamique. S’il y a une baisse du nombre d’élevages, « c’est exactement la même tendance en métropole », affirme-t-il. « C’est sociologique ! Avant des éleveurs avaient parfois trois – quatre vaches, aujourd’hui ce n’est plus viable ! Ce sont des choix de vie, certains aujourd’hui préfèrent être salariés. Ce n’est pas lié au fait qu’on ne gagne pas sa vie dans la production laitière. »

Production de lait en hausse selon la Sica Lait, en baisse selon les éleveurs

La Sica Lait dénombre « 84 producteurs de lait ». « Les exploitation regroupent plusieurs éleveurs qui se sont associés entre eux ou alors ce sont les enfants qui se sont installés pour avoir une meilleure qualité de vie pour que les éleveurs puissent se relayer. » Sur 52 « points de traite » actuels, la coopérative en attend deux de plus d’ici à la fin de l’année avec l’installation de deux jeunes. Les éleveurs, eux, dénombrent au moins cinq départs en cours.

Quoi qu’il en soit, la Sica Lait l’affirme : la production de lait est en hausse. La direction espère atteindre 25 millions de litres de production d’ici une dizaine d’années. Comment ? En augmentant les capacités d’accueil des fermes, en agrandissant les installations, en modernisant. « Un plan de progrès dont tous les éleveurs profiteront », sera annoncé par la Sica Lait le 30 juin, date à laquelle sera organisé le 60e anniversaire de la filière.

  • Christopher Bègue, le fils de Jean-Paul Bègue a laissé les installations de production de lait abandonnées. (Photos JSG)

Si l’avenir est si florissant, qu’est-ce qui pousse les éleveurs à arrêter leur activité, dégoûtés ? « Il n’y a plus de plaisir, aucune reconnaissance », fait remarquer l’un d’entre eux. « S’il y a quoi que ce soit c’est toujours la faute de l’éleveur », ajoute un.e autre. « Je vois très bien les loulous qui vous ont dit ça », s’agace le directeur. « Vous savez, quand j’étais jeune et que j’avais une mauvaise note, c’était toujours la faute du prof et quand j’avais une bonne note, je disais que j’avais bien fait mes devoirs. Y en a qui sen sortent plus ou moins bien en fonction des choix qu’ils ont fait, des investissements. Peut-être qu’ils sont réfractaires aux conseils. C’est notre quotidien de les accompagner, de leur dire de ne pas acheter un tracteur neuf, de ne mettre que 10 kg de nourriture par vache et pas 15. »

Stagnation du prix du lait

Des éleveurs rencontrés indiquent plutôt être poussés à l’achat et à la consommation (nourriture, matériel etc). L’un.e d’entre eux confirme qu’il écoute les conseils des techniciens de la coopérative d’une seule oreille. « Ils me disent, il faut investir dans ci ou dans ça, moderniser telle autre chose. Si je les écoutais, je serais dans le surendettement ! Avant, dans le temps, on faisait la traite au saut, on produisait nous-même la nourriture pour nos vaches et on s’en sortait. Aujourd’hui on doit tout acheter à l’extérieur. » Ces éleveurs qui galèrent financièrement, ne représentent que 10% des producteurs de lait, affirme la direction de la Sica Lait. Les éleveurs, eux, estiment qu’il s’agirait a minima de la moitié des professionnels.

En cause : l’augmentation de l’ensemble des charges, la stagnation du prix du lait depuis des années à un peu plus de 60 centimes le litre, la surmortalité des vaches. Mais aussi les mises aux normes européennes, les investissements.

Nous en avons vus, avec mon collègue Philippe Nanpon. De grosses exploitations, qui brassent beaucoup d’argent. Avec des installations sophistiquées, des matelas pour le « bien-être » des vaches, des logettes (box) tout équipés pour accueillir les vaches en intérieur plutôt que les laisser dans le champs. « Admettons que je gagne 20 000 euros par ma production de lait », suggère un.e producteur.rice. « Une fois que j’ai payé les aliments de l’Urcoopa, le foin, l’ensilage, les vitamines, ma vache, le vétérinaire, mon gazoil, l’eau, l’électricité… Il m’est resté juste de quoi payer mes 2000 euros de prêt à la banque par mois. Je suis obligé de vendre du lait un peu au noir au bord de la route pour m’en sortir. »

  • Elevage
  • L'ancien élevage laitier transformé d'Elysée Gigan. (Photo JSG)

« Arrêter de nous diaboliser »

Comme cet.te interlocuteur.rice, certains éleveur.se.s indiquent ne pas gagner un euro à la fin du mois. « Ceux-là, il faut me les envoyer parce qu’on leur donne à minima 1500 balles par mois pour pousser leur caddie. » répond le directeur de la Sica Lait qui évoque les avances sur salaire. La Sica Lait propose en effet des facilités de paiement aux éleveurs dans l’ensemble des magasins qu’elle possède. Un fonctionnement qui pousse à l’endettement selon certain.es éleveur.ses.

« Les éleveurs demandent à la Sica Lait et signent un papier demandant qu’on paie directement l’Urcoopa à leur place », ajoute Charles Adrian. « C’est pas des esclaves de la Sica Lait. On a même déjà pris des décisions auprès du CA de supprimer des dettes chez des éleveurs sans patrimoine qui arrêtaient leur activité en même temps. On n’est pas des sauvages, on est des humains. A un moment donné, faut arrêter de nous diaboliser. »

« Je n’arrivais pas à vivre »

« Certains s’endettent à hauteur de 300 000 euros sur trente ans », note Elysée Gigan, un ancien éleveur qui a arrêté le lait depuis 2009. Aujourd’hui, il héberge des chevaux en pension. « Quand je suis parti, j’étais endetté, mais ce n’est rien par rapport à aujourd’hui. » En quelques années, le niveau d’endettement des éleveurs a beaucoup augmenté. La dizaine de témoignages que j’ai recueillis vont dans le même sens. « Je gagne trois à quatre fois moins qu’en lait mais j’arrive à vivre et je n’y arrivais pas avant. C’est qu’il y avait un problème ! » poursuit Elysée Gigan.

En deux semaines de reportage dans les élevages se dessine une filière en difficulté, bien que cela soit contesté par la direction de la coopérative. Je précise tout de même que je n’ai pas rencontré l’ensemble des fermes et donc ai sans doute raté sur ma route les exemples d’élevages qui tournent sans anicroches. Pour me contacter, pour me rencontrer ou me donner des informations, vous pouvez écrire à laredaction@parallelesud.com.

Merci de m’avoir lue.

Jéromine Santo-Gammaire

A propos de l'auteur

Jéromine Santo Gammaire | Journaliste

En quête d’un journalisme plus humain et plus inspirant, Jéromine Santo-Gammaire décide en 2020 de créer un média indépendant, Parallèle Sud. Auparavant, elle a travaillé comme journaliste dans différentes publications en ligne puis pendant près de quatre ans au Quotidien de La Réunion. Elle entend désormais mettre en avant les actions de Réunionnais pour un monde résilient, respectueux de tous les écosystèmes. Elle voit le journalisme comme un outil collectif pour aider à construire la société de demain et à trouver des solutions durables.