[Maronage] Les révélations du royaume malgache de l’intérieur

RENCONTRE AVEC CHARLOTTE RABESAHALA

Cette année marque le 360e anniversaire du peuplement de La Réunion. Si l’on veut être pointilleux, la souche la plus ancienne, arrivée en 1663, est malgache. Elle a précédé de deux ans la souche française débarquée en 1665. Pourquoi ? Comment ? C’est ce que révèlent les études de l’anthropologue Charlotte Rabesahala sur le royaume maron et malgache de l’intérieur. 

Vidéo réalisée par Zachary Bland

Elle ne fait pas ses 75 printemps. Un châle, un sourire, un regard perçant, son bâton tel un sceptre… « Tu le sais ça ? Je suis aussi une prêtresse »… Charlotte Rabesahala brise les codes depuis quatre décennies de recherches scientifiques sur les traces du maronage à La Réunion.

C’est à cette anthropologue, docteure en civilisation, retraitée et libre de parole que l’on doit la disparition du deuxième « r » de maron parce qu’elle refuse qu’on assimile à un fruit ou une couleur les héros de la résistance à l’esclavage. Avec Charlotte Rabesahala, celles et ceux qui l’ont rejointe dans les associations Zangoune et Miaro, revendiquent l’esprit maron : cette révolte jamais éteinte contre les versions imposées de l’histoire.

Donc pas de langue de bois ! Charlotte Rabesahala a choisi le 26 juin pour nous amener sur ce qui est à ses yeux le premier lieu de commandement des marons de La Réunion : Anchain, disons Hell-Bourg. Parce que le 26 juin, c’est la fête nationale malgache. Et même si certains semblent « constipés » avec ça, elle insiste sur le fait que ce « royaume Maron de l’intérieur », qu’elle révèle depuis des années, est avant tout un « royaume malgache de l’intérieur ». Les Magaches étant des « champions du maronage » pour s’être aguerris, sur leur Grande Île, à la résistance aux négriers, bien avant que La Réunion se peuple.

Tout commence à Anchain

Nous avions croisé l’universitaire franco-créolo-malgache une semaine auparavant lors de la restitution des fouilles archéologiques de la caverne des Lataniers. Elle avait alors déploré que les archéologues n’aient pas cherché, ni découvert, la moindre trace de maronage. Pour avoir épluché les cartes et récits de toutes les époques de La Réunion avec le géomaticien et docteur en géographie Jean-Cyrille Notter, elle affirme que cette caverne était celle du roi maron Manzac avant d’être rebaptisée « des Lataniers ». 

Les noms changent au fil des effacements et francisations comme cette cascade Biberon qui a usurpé la désignation « be rano » désignant une abondance d’eau en malgache. Mais Charlotte Rabesahala remonte à chaque fois le fil pour trouver la dénomination d’origine et rétablir un fait historique. Telle est sa quête : passer de la légende à l’histoire. 

« Les toponymes que les marons ont laissé sont les seules traces véritables de ce peuple invisible, ce peuple de l’ombre, dit-elle. Nous avons fait des grandes découvertes ». C’est ainsi une évidence que lorsqu’en novembre prochain La Réunion célébrera les 360 ans de son peuplement, il s’agira de 360 ans d’occupation malgache.

Pour comprendre pourquoi, il faut retourner à Anchain… disons Hell-Bourg et plus précisément dans le local de la mairie annexe où se tient l’exposition montée par Miaro et Zangoun intitulée : « Salazie : au royaume maron de l’intérieur ». Le problème, c’est que la salle est (trop) souvent fermée au public et il a donc fallu que Charlotte Rabesahala demande son ouverture à l’occasion de ce 26 juin…

C’est d’autant plus dommage que dès que les portes se sont ouvertes les touristes locaux et extérieurs se sont précipités à l’intérieur pour découvrir la « kaz maron », lire les panneaux et écouter l’anthropologue. Une grande carte murale de La Réunion dresse un véritable plan de bataille où sont disposées les implantations de marons selon les noms de lieux : lieux de pouvoir, systèmes de défense, lieux spirituels, habitations, ravitaillements…

Saina (Anchain) faisait partie des premiers arrivants

Charlotte Rabesahala y démontre que le piton Anchain désigne en fait le lieu « chez Saina ». Et ce Saina faisait partie des 10 premiers Malgaches de Fort-Dauphin qui accompagnaient les deux Français, Louis Payen et son compagnon, lorsqu’ils ont débarqué en baie de Saint-Paul en novembre 1663. Tous les Malgaches sont « partis marons » dès leur arrivée sur l’île Bourbon. Les deux « zorey », quant à eux, ont quitté l’île deux ans plus tard à l’arrivée du bateau d’Etienne Regnault.

Les Malgaches, eux, sont restés. Les trois femmes sont revenues dans le giron des nouveaux colons mais pas tous les hommes. Quatre d’entre eux ne sont jamais reparus dans les registres officiels. Parmi eux il y avait Saina que le mythe retiendra sous le nom d’Anchain.

C’est lui que Charlotte Rabesahala suit de ses investigations, lui qui s’installe à Salazie. Elle pense qu’il ressemblait au guerrier Antanosy reproduit sur la carte postale exposée à Hell-Bourg. Les légendes, selon les points de vue de leurs auteurs, en ont fait un roi marié à Héva et père de nombreux enfants. La chercheuse « déteste que l’on assimile Anchain à un vieux roi sage et mignon ».

Carte postale d’un guerrier antonosy. Comptoir photographique G. Bodeimer Majonga. Cliché Richard. © Collection privée

Ses découvertes l’incitent plutôt à le présenter comme un guerrier à l’origine d’une organisation politique et spirituelle qui va structurer le maronage pour les siècles suivants. Son approche déconstruit les récits anciens, notamment celui de « La Réunion pittoresque » d’Eugène Dayot qu’elle présente comme le fils du négrier ayant fait construire le port de traite de Tamatave, donc peu enclin à honorer les marons. 

Dayot avait décrit le roi maron Pitsana comme un « honnête gueux » inoffensif qui se faisait porter dans l’écaille d’une énorme tortue en 1752. Charlotte Rabesahala a réussi à faire le lien entre cette description et un jeune chef fougueux condamné le 3 mars 1705 à avoir le pied coupé. Ce qui en ferait le successeur d’Anchain. Le roi Laverdure, autre chef maron célèbre, aurait ensuite pris le relais…

Sur les traces spirituelles et psychologiques du maronage

Dans le récit révélé par les études des noms et des documents, le royaume des Malgaches, occupait tous les hauts et l’intérieur de l’île. Les lieux d’occupation communiquaient entre eux par des signaux de feux et d’antsiva (conque percée qui émet un son) ainsi que par des sentiers tortueux. Les chefs guerriers se répartissaient les sommets. Ils organisaient des descentes dans les bas pour libérer les esclaves, parfois dès leur débarquement.

La carte du cirque de l’intérieur (Salazie) retrace les lieux des marons grâce à leurs noms malgaches.

Combien étaient-ils ? Charlotte Rabesahala évoque avec prudence le chiffre de 3 000. Elle démontre que les ethnies des hauts-plateaux, comme les Hovas, composaient une bonne part des marons contrairement à l’idée selon laquelle les Mérinas auraient été les négriers des côtiers. « Une aberration » selon elle. Elle a en effet trouvé sur le premier plan terrier de Salazie, dessiné par les Francs-Créoles en 1835, un lieu dénommé Bé-houva désignant un endroit où il y avait beaucoup de Hovas.

Le lieu Bé Houva (là où les Hovas étaient nombreux) apparaît sur un plan terrien des Francs Créoles qui investirent Salazie en 1831.

Ses recherches ont ancré la certitude de ce royaume malgache et elle n’a de cesse d’inciter les futures fouilles à mieux cibler le maronage. « Ce n’était pas des camps mais de véritables villages, insiste-t-elle. Il faudrait par exemple organiser des fouilles à îlet à Cordes. Mon rêve serait qu’on retrouve cette fameuse carapace de tortue dans laquelle Pistana, qui signifie « petit et agile », se faisait porter. Et on l’a trouvera »…

En attendant que les techniques modernes comme le lidar (scan au laser) ou l’archéobotanique ne relaient ses études toponymiques, Charlotte Rabesahala s’intéresse profondément aux traces spirituelles et psychologiques héritées du maronage. C’est passé par la tradition orale ou par les gènes… Mais c’est prégnant. L’association Miaro en appelle à tous les Réunionnais ressentant en eux des signes du maronage à se rapprocher d’elle. 

« Tu le sais ça ? Je suis aussi une prêtresse », rappelle l’anthropologue qui préside des cérémonies malgaches ; notamment lors des rassemblements au kan maron du Dimitile. Les témoignages, les émotions et les transes qui accompagnent ces moments de souvenir des ancêtres disent également ce grand moment de l’histoire de La Réunion.

Franck Cellier

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.