violences intra familiales

Questionnements sur la prévalence des violences faites aux femmes ?

LIBRE EXPRESSION

À l’occasion de la sortie du film tourné en hommage à Thérèse Baillif • Parution Réunion la 1ère – mercredi 6 mars – 19 h.50 Archipels – Présentation par Elyas Akhoun

Séminaire • 20 février 2024 • Dirigé par Raoul Lucas

Simple chercheur habitué à faire l’aller et retour entre le travail de terrain (voire de souterrain) et la réflexion analytique et conceptuelle, il m’a semblé utile de rédiger ces quelques lignes, après bien d’autres articles, notamment dans ce domaine, au cours de ces dix dernières années. À ma grande confusion, force m’est de reconnaître qu’aucune autre contribution à la réflexion sur ce grave problème de société ne m’est jamais accordée.

L’habitude acquise au cours de séminaires et de colloques d’orientation identique me prépare à des débats menés, sans jouer sur les mots, non pas contre les violences intrafamiliales, mais seulement sur leurs effets ou leurs conséquences, ce qui constitue bien évidemment une entreprise indispensable, légitime et salutaire d’une ampleur inestimable. Il faut tout de même considérer que de ce point de vue, ce type de séminaire, même restreint en taille, d’acteurs institutionnels et associatifs ne sort, hélas, pas des pistes tracées déjà bien avant le Grenelle des violences conjugales lancé dès septembre 2019 et clos deux mois plus tard, qui sert de référence implicite à nos travaux. Dans notre rencontre, en la circonstance, il ne semble guère vraisemblable que nous nous hasardions à explorer les chaînes de causalité du sinistre phénomène, véritable chantier de la lutte contre ce fléau de notre société qui reste encore à défricher, et dont la finalité serait à l’évidence son endiguement, voire son éradication.

Il faut reconnaître donc qu’on est loin du compte, alors que la quasi-totalité des acteurs institutionnels et associatifs de cette rencontre sont au cœur de ce combat depuis des années ! Le nombre de féminicides ne varie guère (entre 100 et 140 chaque année en France, une cinquantaine en vingt ans dans notre département) tandis que quatre gouvernements successifs ont proclamé « Grande cause Nationale » la lutte contre les violences intraconjugales ! Et on ne sait pas mieux comment décompter les survivantes. On évalue à 220 000, les femmes qui déclarent chaque année subir des violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-conjoint. On présume que seule une femme sur six victimes de ces violences déclare avoir porté plainte (une dizaine chaque jour à La Réunion !), sans que l’on sache vraiment si on doit ces chiffres à un biais de proportionnalité, c’est à dire à une progression de la libération de la parole, plutôt qu’à un accroissement des faits…

Depuis le fameux Grenelle des violences conjugales, le doute ne me quitte plus, du fait que c’est l’année où les meurtres de femmes sont montés à 146, soit 21% de plus que l’année précédente… Il est simplement venu renforcer les questionnements qui m’avaient déjà troublé en novembre 2016, au cours des « Etats généraux réunionnais des violences faites aux femmes », bénéficiant de la présence de la ministre Laurence Rossignol qui estimait déjà que, grâce au travail inlassable effectué aussi bien par les autorités que par les associations, le seuil de tolérance dans la population à l’égard des violences dont les femmes sont l’objet avait baissé. Peut-être… L’accueil et l’accompagnement des victimes se sont très heureusement améliorés. Mais en ce qui concerne les faits eux-mêmes, strictement rien n’a changé et rien ne change. Les modes d’organisation de la société qui permettent ces violences et parfois les déclenchent, n’ont à l’évidence pas évolué. Et quoi qu’il en soit de la volonté et des déclarations officielles, l’aveu d’un échec collectif sur ce point constitue bien l’observation la plus proche de la réalité…  

Il est frappant de constater qu’en dépit des messages de sensibilisation au respect absolu de la personne de chacun et de l’égalité (équité… équivalence…) entre hommes et femmes en toute circonstance, uniformément diffusés auprès des populations dès la crèche et jusqu’à l’Université, et avec souvent une insistance pédagogique salutaire, la persistance des violences domestiques ne s’est jamais interrompue. Il faut le répéter avec insistance : Même efficace et tout à fait essentiel, l’incontestable perfectionnement des interventions auprès des victimes n’améliore en rien la lutte contre les violences dont elles sont l’objet. Intervenir après coup, « après les coups », quelles que puissent être l’intelligence et la dimension des moyens mis en œuvre, n’entravera jamais les conflits meurtriers entre conjoints.

On peut donc craindre que « lorsqu’on fait toujours un peu plus de la même chose, on obtienne le même résultat », un peu plus loin et un peu plus tard.

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Pour que l’on veuille sérieusement entreprendre une lutte contre les violences intra-familiales, il convient de commencer par vouloir en identifier, puis en traiter les raisons. Tâche extrêmement compliquée et quasiment inexplorée. Sans guère de prétention personnelle, nonobstant le rappel des facteurs envisagés par la « doctrine », soit « la société multiculturelle, la matrifocalité, la place du père, le déséquilibre des rapports femmes / hommes, la transmission inter et transgénérationnelle, la reproduction de modèles… », j’entends formuler dans les lignes suivantes quelques propositions personnelles, issues de mes expériences et de mes observations.

Je souhaite donc suggérer deux hypothèses autour de cette quête :

1 • La violence conjugale et intrafamiliale devrait être abordée comme symptôme, conséquence et effets pathologiques d’une évolution sociale dont on doit constamment rechercher les chaînes de causalité, voire comme analyseur de l’ensemble du fonctionnement de notre société.

2 • En complément de la mise en œuvre des mesures de soutien aux victimes, il importerait logiquement de se tourner résolument vers ce qu’on appelle la prévention (primaire, secondaire ou tertiaire) et bien entendu l’éducation. Mais ça n’est pas plus facile et sans doute pas mieux défini. Les sciences humaines sont d’une complexité déconcertante. Sinon, les multiples experts et travailleurs sociaux impliqués dans cette démarche en auraient depuis longtemps exploré les sentiers de la réussite.

Je plaide en faveur de l’importance de ces prospections, sans en faire par ailleurs une vérité contraignante. Mais comment devrait-on considérer des politiques sociales qui se contenteraient en toute bonne conscience d’organiser les interventions d’urgence en se focalisant sur les symptômes et négligeraient clairement la nécessité d’agir en direction des causes profondes et multiples des socio-pathologies concernées ? Qui ignoreraient superbement l’intelligence de la recherche contemporaine, insistant sur la nécessité de reconstruire les modes de socialisation de segments entiers de la population. Ainsi que sur l’exigence de résoudre au moins partiellement la question de savoir comment aujourd’hui « vivre en société » ?

D’autres démarches sont certainement à envisager, mais ici, relativement à ces deux intitulés, plusieurs questions fondamentales, inévitablement résumées dans ces lignes, pourraient donc être débattues :

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1a • Une société qui veut maîtriser la violence, ses risques et ses dérives, c’est une société qui sait traiter au plus tôt les frustrations, les carences affectives et les souffrances existentielles ! Sur le plan social comme dans la dimension intersubjective, la violence s’enracine dans la frustration et le sentiment du manque, de la privation ou de l’indigence. L’exemple il y a six ans de l’épisode des « Gilets jaunes » l’a abondamment illustré du point de vue collectif.

Dans le domaine de la relation de couple, un rapide examen des scénarios qui ont conduit à 50 féminicides sur 15 ans à La Réunion dévoile son obsédante répétition. L’homme est la plupart du temps directement concerné : la perte du « contrôle » exercé sur sa compagne, non pas tellement pour la brimer, mais surtout pour se rassurer lui-même, révèle parfois brutalement le manque d’estime pour soi et « la panique » masquée qui l’habitent depuis sa petite enfance. « Elle me délaisse. Elle vit sa vie à elle, et pas ce que je veux moi pour elle. Ses occupations, ses relations, ses passions, ses pensées… tout m’échappe. Je ne maîtrise plus rien, je suis paumé, ça me rend fou. Que suis-je devenu ? qui suis-je donc ? Même avec ses enfants, les nôtres, elle s’éloigne, elle a ses centres d’intérêts, son budget, sa voiture, ses amis. Ah ses amis… son ami plutôt… Que me reste-t-il ? » Crise de la masculinité, crise des masculinités, les hommes perdus, « à la ramasse » ! Dans une autonomie croissante, la conquête féminine de nouveaux territoires symboliques (revenu, relations, travail, mobilité…) devrait-elle ainsi être essentiellement associée à la perception d’une sorte de défaite de la part des hommes, conduisant à des réactions qui vont de la violence meurtrière contre « l’autre » à la violence de déresponsabilisation retournée contre soi ?

En complément de tous les investissements actuels, ainsi que des thématiques travaillées habituellement dans nos rencontres, voilà bien ce dont il faudrait s’occuper…

1b • L’émancipation féminine (bien entendu toujours inachevée) a bouleversé les rapports entre hommes et femmes dans les civilisations dites avancées, depuis 80 ans, époque de la dernière « guerre mondiale ». Le sentiment, qui devrait sans doute faire l’objet d’une analyse longitudinale, est que la persistance des violences domestiques est quasiment constitutive de cette évolution.

On pourrait donc chercher à comprendre, vérifier ou infirmer les corrélations possibles entre divers facteurs caractérisant les étapes d’une émancipation, totalement bienvenue à mes yeux (faut-il le préciser…) et l’émergence puis la perpétuation des tensions et des conflits domestiques. L’hypothèse d’un tel travail pourrait être liée à l’étude des mécanismes de conflits en tant que manifestation pathologique habituelle des changements sociaux ou/et moteur des remaniements des statuts respectifs des acteurs sociaux. Il s’agirait de considérer la transformation des relations domestiques et conjugales dans la société contemporaine, sous l’impulsion de l’évolution constante de diverses dimensions des rôles et du statut de la femme. L’étude devrait favoriser l’analyse des incidences possibles en ce qui concerne l’enclenchement et le développement des dissensions entre conjoints, ainsi que les conditions particulières pouvant en expliquer les causalités.

1c • Si l’on s’interroge du point de vue du masculin, au cœur des problèmes récurrents de disparité et de disharmonie dans la relation domestique, on trouve la plupart du temps l’homme, ses addictions (alcoolisme surtout), ses blocages et ses immobilismes mentaux. « Enfant frustré, bien mal aimé, émotionnellement instable, dépourvu de confiance en lui et de sécurité personnelle… On connaît la chanson. Ses couplets ni ses refrains, hélas, ne varient pas. Devenu adulte, si dans sa crainte existentielle, il ne peut contrôler ses relations ou comprendre ce qui lui arrive, son comportement peut devenir celui d’un être perdu, plongeant dans la révolte ou dans l’irresponsabilité. »

Une partie de la quête des solutions propres à annihiler les causes, en tout cas sociales des violences conjugales, semble décidément se construire autour de l’homme et de la possibilité globale d’une métamorphose profonde de ses représentations, de son statut, de son rôle et de ses comportements dans les relations avec la femme. C’est là qu’il faudrait agir.

On peut estimer que les violences domestiques, ainsi que la déresponsabilisation masculine, persisteront et sʼaccentueront même, tant que, face à lʼévolution des femmes, les hommes (certains d’entre nous en tout cas…) ne parviendront pas à investir différemment leur manière d’être, loin des stéréotypes hérités du patriarcat, dans cette société vouée désormais, semble-t-il, à lʼimpermanence et aux changements ininterrompus.

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2a • En matière de prévention, là encore, les balbutiements ont de quoi préoccuper.

Selon les informations diffusées dans la presse en 2022, à La Réunion, 38% des femmes tuées entre 2006 et 2019 avaient porté plainte ou déposé une main courante. On peut légitimement penser que la prévention eut été d’intervenir sans délai dans le milieu concerné, dès la connaissance du signalement …

D’un autre côté, ce qui a de quoi surprendre, les campagnes pour la lutte préventive contre les violences et leur sensibilisation ne s’adressent qu’aux victimes et ignorent curieusement les agresseurs, ainsi que les mécanismes profonds qui déclenchent ces agressions. Autant dire qu’elles semblent n’être réservées qu’aux femmes. Ce sont elles qui sont interpellées pour repousser les assaillants et faire cesser la menace potentielle ! À elles d’être accessibles -si elles le peuvent- aux conseils et aux propositions d’aide de la part des professionnels… Même face aux risques de la « violence publique », les campagnes de com les plus récentes adoptent une approche identique… L’exemple de la campagne de 2019 dans les transports publics à La Réunion est caractéristique. Elle en appelle aux victimes et aux témoins. Le prédateur n’est jamais identifié. C’est de nouveau et toujours à la femme de se faire respecter ! L’homme n’apparaît que comme une menace fantomatique, irresponsable et entièrement désincarnée ! Depuis cette année-là, les mesures de protection ont été renforcées, par exemple : les téléphones grave danger supplémentaires, le renforcement du recours aux bracelets anti-rapprochement. la création d’un fichier des auteurs de violences conjugales, le dépôt de plaintes en ligne, le pack nouveau départ… Vital, bien entendu, mais ces mesures poursuivent toujours la même logique.

2b • Cependant, des expérimentations autres peuvent être développées : On peut estimer déterminant de s’adresser directement aux hommes, trop souvent exclus de tout rôle actif et responsable dans la prévention de ce problème de société que sont devenues les violences domestiques, dont, dans le passé, on a longtemps laissé le traitement aux associations féminines.

Parce que dans une socioculture qui ne cesse de se transformer, pour le meilleur parfois et pour le pire bien souvent, il est toujours fondamentalement question de faire évoluer nos façons de vivre ensemble et notre identité propre dans ce « vivre ensemble ». Dans la sphère sociale et politique, et dans le monde professionnel sans doute, mais particulièrement dans l’espace des couples et des familles. De ce point de vue, le rappel direct de la responsabilisation de l’homme est une évidence.

« Les hommes doivent parler aux hommes ! »

Au-delà des simples manifestations de cette pathologie sociale que sont les violences conjugales, sont appelés à s’impliquer dans cet engagement, des hommes intègres de tous les secteurs de vie et d’action, dont l’influence est avérée (des « influenceurs » !), et qui agissent publiquement dans notre société pour la construction des liens sociaux sous tous les aspects et dans tous les domaines.

Bénéficiant de quelques expériences extrêmement limitées menées au CEVIF en 2022, peut-être s’agit-il de concevoir la diffusion par les réseaux sociaux et des programmes médiatisés appropriés, des manifestations et des regroupements, une culture véritablement populaire (et non intellectuelle comme dans cet article !) ainsi qu’un travail de fon

– qui incitent à une réflexion positive sur la perception qu’ont d’eux-mêmes certains hommes, se sentant disqualifiés par les changements sociaux en cours, parce que dépouillés de tout « contrôle » sur leur compagne (à choix ou en totalité : horaires, intérêts, relations, attitudes, opinions, pensées ou revenus…). Même si elle n’est pas nouvelle, il est sans doute temps de parler d’une interpellation directe de la « crise de la masculinité et des masculinités » ?

– qui accordent ou restituent globalement à l’homme une place et un rôle dans les espaces où se construisent les rapports sociaux : l’éducation, l’action sociale, le médical, le médico-social, la justice… dont ils semblent souvent absents, alors que la féminisation s’y développe largement depuis plusieurs décennies.

– qui soient susceptible d’apaiser chez tant d’hommes, leur attente « maladive » de réassurance de la part de leur compagne, attente qu’ils sont toujours parvenus à dissimuler sous les apparences viriles que la socialisation toxique des « hommes, des vrais… » les a contraints à adopter, ne parvenant jamais à masquer vraiment la crainte que cette compagne échappe à leur contrôle, de même qu’au rôle réparateur et sécurisant qu’ils en attendent, parfois inconsciemment.

Face aux immensités du problème, je suis conscient des limites de cette contribution. On pourrait certainement multiplier sans difficulté les pistes de travail qui, sans rien nier des mesures mises en œuvre de soutien et d’accompagnement des victimes, s’attaqueraient à débusquer les sources des violences qui leurs sont infligées. Il me semble souhaitable que d’autres séminaires puissent approfondir et développer de telles suggestions d’actions.

Arnold Jaccoud

Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud