[Théâtre] Kadoc grinçant, caustique, formidable…

LA TRIBUNE DES TRÉTEAUX : « KADOC » DE RÉMI DE VOS PAR LA COMPAGNIE L’ENTRACTE

Mise en scène : Ismaël Moullan

Interprètes : Nathalie Meynet, Nathalie Salaun, Sandrine Dalleau, Fanny Metayer, Hervé Bondaz et Olivier Fontaine.

Il y avait foule en ce soir de décembre 2023 au théâtre Lucet Langenier. Les murs bruissaient sous l’afflux de spectateurs curieux de découvrir la quatrième création du semestre sur la scène saint-pierroise. Une représentation qui allait surprendre, on le savait. Rémi De Vos jongle avec l’originalité. 

Le titre, Kadoc, étrange, inconnu et rugueux en bouche, que recèle-t-il ? Il suffit d’un mot au cours de la pièce, un seul, non pas forcément pour en expliquer le sens caché, mais pour nous faire admettre la réversibilité et la complexité de toute chose : l’infime, un terme, – deux syllabes en une langue à inventer -, devient le centre, le point d’ancrage des rapports humains à [re]construire au cœur d’une entreprise. Nous entrons par l’effraction de la scène dans le monde clos de relations bureaucratiques qui dérapent et dérivent jusqu’à l’absurde.

Six personnages en quête d’eux-mêmes s’affrontent et se jaugent chaque jour dans l’exercice d’une profession qui hante leur quotidien et rebat les cartes de leur vécu. Nous plongeons dans l’incohérence du pouvoir et dans l’injustice des choix promotionnels. Et pourtant ce n’est pas cela que l’auteur cible ; mais plutôt la déconstruction progressive des employés, à quelque niveau que ce soit, même chez les supérieurs hiérarchiques. Trois couples ressassent leur déconfiture en trois lieux de la scène, comme trois sphères étanches. 

La scénographie est très représentative des étages qui construisent et délimitent l’autorité d’une cheffe de service : elle inflige une leçon de soumission à un homme très perturbé et en proie à des hallucinations depuis quelques jours en arrivant au bureau ; elle se confronte à l’arrivisme d’un deuxième qui roule des épaules, à chercher le défi et le conflit ; elle est au sommet de la pyramide des responsabilités, mais s’épuise à son tour à sauver du naufrage son épouse Nora, dépressive et bipolaire, qui oscille entre tous les comportements d’une folie agressive. A chacun son enfermement, son angoisse égoïste. Le plateau est ainsi réparti en trois zones de jeu. Au ras des planches, une chambre à coucher réduite au lit, d’abord lieu de fornication sur fond de confidence, puis refuge contre le désespoir. En face, une estrade et deux chaises : un couple se serre sur cet espace réduit, à revisiter son passé, à se rassurer sur son courage à agir et à lutter contre les diktats de la responsable des bureaux d’étude. Puis, au centre, une sorte de terrasse en surplomb signifie la réussite sociale à laquelle tendent les subordonnés et dont ils sont exclus. La construction forme un triangle dont le sommet s’élève vers les cintres et dont la base semble être aspirée par la limite des coulisses, comme un glissement vers la disparition.

Des lumières orangées, projetées en douches, viennent renforcer cette juxtaposition des appartenances socioprofessionnelles : elles appuient le contour des corps sur la nuit du monde, les redessinent, les séquestrent dans une esthétique de l’horreur d’être soi et d’avoir à exister. Les comédiens sont comme sculptés, élaborant ainsi un art du monstrueux. Lorsque les rideaux s’ouvrent, se dresse devant nous ce qui sera en fait la scène finale : une montée vers le paroxysme des dysfonctionnements. Nora, seulement vêtue de ses sous-vêtements, est debout sur une chaise ; les bras et les visages se tendent vers elle ; arrêt sur image ; choc provocateur. Puis les personnages quittent ce plateau miniature en descendant les marches à reculons ; on rembobine le film, flash-back, la mise en scène emprunte au cinéma les procédés du suspense.

Chaque saynète s’achève sur un temps d’obscurité totale. L’incommunicabilité est façonnée par cette seconde de silence : il n’est pas d’issue dans les apparentes interactions humaines. Le metteur en scène, Ismaël Moullan, a créé un univers scénique tout en découpage, sans concession pour le spectateur qui reçoit de plein fouet la représentation ; on pourrait penser au roman La Vie, Mode d’Emploi de Georges Pérec, une sorte de puzzle dont les morceaux s’interpénètrent définitivement, sans qu’il y ait le moindre interstice possible d’un quelconque changement. Les personnages s’agitent, se lamentent ou revendiquent, rivés à eux-mêmes, dans un mal-être sans solution.

La violence ? Elle est omniprésente. Le texte de Rémi De Vos atteint des sommets de virulence cruelle. La responsable des dossiers en cours a le verbe castrateur : sa « victime » ne fait plus l’amour, on le voit se tasser contre sa femme, recroquevillé sur ce qui était le matelas de leurs ébats conjugaux, pitoyable et infantile. L’arriviste fait de son couple un bilan de virilité abusive, sorte de Don Quichotte dont l’épouse est l’écho vulgaire, Matamore de la haine des patrons qui reporte sur la gent féminine ses propres frustrations machistes ; un dialogue d’anthologie entre ces deux-là consacre l’auteur comme un ironiste engagé à représenter les divagations du Monde. Quant à Nora, tantôt prise de pulsions criminelles, dangereuse et inquiétante, tantôt prosternée devant celle qui partage sa vie, elle incarne la psychiatrisation à gogo et les soins approximatifs dispensés à des êtres fichés comme non conformes au mouvement de l’existence qu’on nous contraint de suivre. 

Quelle soirée ! Le spectateur est à la fois malmené et transporté par ce qui lui est proposé sur scène. Les rires fusent, par défense, par ironie, parce que la distanciation protège face à la caricature, à la défiguration voulue pour cerner les personnages. Les six comédiens, Nathalie Meynet, Nathalie Salaun, Sandrine Dalleau, Fanny Metayer, Hervé Bondaz et Olivier Fontaine, sont remarquables d’énergie généreuse, de souffle dramatique et d’interprétation au deuxième degré. Le texte est grinçant, caustique, formidable : jouer cette pièce est un challenge que tous remportent haut la main, avec une harmonie de talents incontestables ; et c’est bien cela qui fait du Théâtre un zarboutan de vraie Liberté humaniste. Tous les six impriment au déroulement des saynètes un rythme soutenu qui embarque et convainc. L’écoute attentive du public, ainsi que les nombreux rappels, tout cela donne l’irréfutable preuve de la nécessité de ces spectacles vivants qui élèvent autant qu’ils divertissent.

Bravo à la Compagnie L’Entracte qui chaque fois nous surprend par l’éclectisme de ses choix et l’élégance insolente de ses propositions ! A quand la prochaine création ? Nous serons là.

Halima Grimal

A propos de l'auteur

Halima Grimal | Reporter citoyen

Née à Paris, diplômée de La Sorbonne, professeur de Lettres Classiques, Halima Grimal a rapidement ressenti l’appel de « l’Ailleurs ». Elle quitte l’Hexagone à 25 ans vivement désireuse d’élargir ses horizons. Ainsi passe-t-elle plus de deux décennies à enseigner au Maroc, au Gabon, aux USA (San Francisco), en Guinée Conakry.
En 1994, elle découvre l’île de La Réunion : elle est nommée à Saint-Philippe, y reste quatre ans à multiplier les projets pédagogiques ; elle fait la connaissance du comédien Jean-Luc Malet : ils implantent le théâtre dans le Sud et créent la troupe des Banquistes de Bory, qui regroupe une quarantaine d’élèves.
De retour en métropole où ses trois enfants se frottent pour la première fois aux réalités de leur terre d’origine, elle n’a de cesse de repartir. Ce qu’elle fera sept ans plus tard, en 2005 : direction Mayotte.
Et, enfin, ce retour tant espéré à La Réunion, où elle s’installe définitivement en 2009. Au-delà des nominations officielles où elle forge son expérience professionnelle à des pédagogies autres, elle découvre des cultures, des modes de vie, des formes de création, des rapports à l’Histoire vus sous un angle nouveau. Mais, surtout, des gens, artistes ou non, avec qui elle noue des amitiés, auprès de qui elle ne cesse d’apprendre.
Le temps des vacances permet encore une parenthèse de voyages, en Inde, en Chine, en Australie, mais aussi en Europe ; en 1981, elle se rend dans ce que l’on appelle encore « les pays de l’Est ». Depuis La Réunion, elle porte ses pas au Kenya, en Tanzanie et dans les îles de l’océan Indien (Madagascar, Maurice, les Seychelles).
Tout cela nourrit les nouvelles qu’elle écrit et qu’elle rassemble dans une première publication, Vingt-et-un Points de Suture Depuis son retour dans l’île, elle participe à la vie culturelle et artistique de la ville de Saint-Pierre.