[Théâtre] Le temps d’audace du 20 desanm

LA TRIBUNE DES TRÉTEAUX : « KISA LA DI 20 DESANM » DE LA COMPAGNIE VELI

C’est une très ambitieuse et généreuse aventure que de monter un tel spectacle. Kisa la di 20 désanm, avant de retracer les étapes de l’accession à l’état d’Homme Libre, se présente comme un complexe montage qui repose sur l’Histoire et la Littérature, mais aussi comme un étonnant partage artistique.

Ce soir-là, le parterre et le balcon étaient pleins. On l’attend comme une fête nationale cette date, le 20 décembre, à marteler le souvenir de 1848 lorsque l’Abolition de l’Esclavage a enfin été promulguée. On sait que ce jour férié battra au son des tambours et des chants et que le cœur de l’île s’accélèrera au rythme du maloya. Comment un tel devoir de mémoire peut-il se concrétiser sur une scène de théâtre ? Année après année, le défi se renouvelle et à chaque fois le Théâtre innove à faire revivre des siècles d’oppression et d’asservissement. Le Centre Culturel Lucet Langenier a confié cette responsabilité à la talentueuse Compagnie Veli.

Avant même que la représentation ne commence, le plateau est ouvert aux regards ; le fond de scène consiste en un vaste écran, un aplat de bleu océan sur lequel on peut lire le titre en créole et son adaptation en français, Les Voix de la Liberté. La bande son est un ressac de vagues contre la coque des bateaux négriers, un flux incessant qui renvoie à la millénaire durée des servitudes de par le monde. Et à la déportation de ceux qui ont été voués à cette atroce sous-humanité. Il est dès lors question de dessiner une « Fresque Libertalienne » : de mettre en mots et en images ce lent et long déroulement du Temps qui a fait des iniquités les plus abominables une épouvantable normalité.

Ainsi l’auteur de ce spectacle, Eric Boyer, a-t-il eu le projet, non pas de revenir seulement sur le rôle de Sarda Garriga, mais de convoquer les penseurs et les philosophes, de l’Antiquité au Siècle des Lumières. L’on voit alors se constituer un formidable trio : Aristote, Démocrite et Platon. Et ces Grands Hommes, qui ont fondé la pensée philosophique en Occident, de valider les clivages sociaux qui font des uns les bêtes de somme dressées à servir les autres : la pensée est emprisonnée dans la mouvance de l’Histoire et il faudra des siècles avant que la prise de conscience d’une nécessaire Egalité ne vienne ré-échafauder le système social.

De Voltaire à Frantz Fanon

Voici plus tard Montesquieu qui se met ironiquement dans la peau d’un Esclavagiste et détruit de l’intérieur un raisonnement devenu aberrant. Voltaire place sur la route de Candide le Nègre de Surinam et, dans une mise en situation très simple et très concrète, installe l’émotion au cœur de ce débat. Faire réfléchir. Faire ressentir. Mais aussi livrer un exposé passionnant concernant la Traite sur le continent africain, en évoquant l’enchevêtrement des ethnies dominantes et/ou dominées ou encore les conquêtes qui ont enchaîné des populations entières au pouvoir de minorités guerrières. Sur l’écran apparaît une estimation sous la forme d’un tableau : des millions et des millions de morts. Le propos scénique est puissant et les chiffres ajoutent à la violence des mots. Le temps présent en appelle aux écrits de Frantz Fanon, de Martin Luther King et de Nelson Mandela.

Les poètes se sont emparés de l’Histoire et la Compagnie Veli a choisi un florilège magnifique, de Jean Albany à Axel Gauvin et Gilbert Aubry, de Carpanin Marimoutou à Jean-François Samlong. Des extraits, des morceaux choisis à l’aune de métaphores tellement sensibles qu’on rêverait de les retenir toutes en nous, se succèdent et se mêlent, à reconstruire ce temps d’horreur en moments de beauté scandée. Boris Gamaleya crée un face à face terrible entre le roi marron Cimendef et le chasseur de Noirs, François Mussard. Aimé Césaire apporte à la représentation une conclusion qui ouvre à l’intemporalité.

Mais le Théâtre offre surtout une parenthèse de spectacle. Et la part visuelle et musicale est ici remarquable. La scène est gérée selon plusieurs axes. Tout d’abord, Eric Boyer assume le rôle du maître de cérémonie, d’un réorganisateur du Temps. Autour de lui se regroupent de jeunes danseuses emmenées par la chorégraphie de Fabienne Manieca. Et il est un moment particulièrement parlant où, reproduisant le fond d’une cale dans laquelle s’entassent les esclaves, les corps se soulèvent en tentatives impossibles à trouver une aide, une échappatoire : bel effet de mouvements décalés qui reproduisent aussi le tangage du navire.

« Je veux découvrir l’Homme où qu’il se trouve. Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc »

S’y ajoute la différence émouvante des extraordinaires : ils sont de ces êtres que la société contemporaine inclut dans sa normalité après des siècles de rejet, voire de mépris : était un paria celui qui n’était pas conforme au diktat du groupe majoritaire. Depuis le parterre, dans l’obscurité, puis sur la scène en pleine lumière, les voix d’accroche-choeur apportent un beau support sonore, que complètent les accords jazzy du saxophoniste Georges Faubourg.

La chanteuse lyrique Dominique Chantal Grondin fait vibrer la Libertad d’Haendel. C’est donc une formidable rencontre de talents autour d’Isabelle Bertil, Thierry Bertil, Patrice Decubber, Yolande Paitre, Eric Boyer et Evelyne Martinet. L’effet conjugué de tous ces possibles artistiques est imposant. Et lorsqu’on entend « Je veux découvrir l’Homme où qu’il se trouve. Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc », on est conscient d’avoir assisté à un moment de Théâtre essentiel.

Fresque libertalienne

La voix de Danyèl Waro à chanter Banm Kalou Banm nous convainc de la nécessité de ce qui est un incroyable rassemblement artistique autour d’un projet de conviction : le Beau sert la diffusion du Vrai. 

Sur l’écran, des photos, des gravures, des écrits sont projetés, comme un ornement illustrateur. L’image et la technologie servent la scène. Et tout s’organise en formidable puzzle fort bien élaboré. La visée esthétique sait immobiliser les comédiens en statues humaines porteuses d’échos de mots. Des tableaux se forment par la jonction de toiles peintes brandies, à rappeler l’art inspiré des pochoirs de William Zitte. Tout concorde et s’accorde à construire une Fresque Libertalienne, superbes mots qui nous envolent vers cette phrase slogan de Nelson Mandela : « L’éducation. La meilleure arme pour changer le monde ». Avec l’affirmation finale sur image de paille-en-queue qui traverse le bleu du ciel : « Nous sommes capables ». Bravo !

Un immense merci pour ce temps d’audace qui relève de la performance à réunir plus de quarante personnes aussi diverses, porteuses de formes d’Art aussi opposées et donc complémentaires. 

Halima Grimal

Spectacle conçu par Eric Boyer pour la Compagnie Veli.

Avec les comédiens : Isabelle Bertil, Thierry Bertil, Patrice Decubber, Yolande Paitre, Eric Boyer et Evelyne Martinet

Avec la chanteuse lyrique Dominique Chantal Grondin

Les Etraordinaires

La chorale Accroche-choeur

Le groupe de danseuses sous la direction chorégraphique de Fabienne Manieca

A propos de l'auteur

Halima Grimal | Reporter citoyen

Née à Paris, diplômée de La Sorbonne, professeur de Lettres Classiques, Halima Grimal a rapidement ressenti l’appel de « l’Ailleurs ». Elle quitte l’Hexagone à 25 ans vivement désireuse d’élargir ses horizons. Ainsi passe-t-elle plus de deux décennies à enseigner au Maroc, au Gabon, aux USA (San Francisco), en Guinée Conakry.
En 1994, elle découvre l’île de La Réunion : elle est nommée à Saint-Philippe, y reste quatre ans à multiplier les projets pédagogiques ; elle fait la connaissance du comédien Jean-Luc Malet : ils implantent le théâtre dans le Sud et créent la troupe des Banquistes de Bory, qui regroupe une quarantaine d’élèves.
De retour en métropole où ses trois enfants se frottent pour la première fois aux réalités de leur terre d’origine, elle n’a de cesse de repartir. Ce qu’elle fera sept ans plus tard, en 2005 : direction Mayotte.
Et, enfin, ce retour tant espéré à La Réunion, où elle s’installe définitivement en 2009. Au-delà des nominations officielles où elle forge son expérience professionnelle à des pédagogies autres, elle découvre des cultures, des modes de vie, des formes de création, des rapports à l’Histoire vus sous un angle nouveau. Mais, surtout, des gens, artistes ou non, avec qui elle noue des amitiés, auprès de qui elle ne cesse d’apprendre.
Le temps des vacances permet encore une parenthèse de voyages, en Inde, en Chine, en Australie, mais aussi en Europe ; en 1981, elle se rend dans ce que l’on appelle encore « les pays de l’Est ». Depuis La Réunion, elle porte ses pas au Kenya, en Tanzanie et dans les îles de l’océan Indien (Madagascar, Maurice, les Seychelles).
Tout cela nourrit les nouvelles qu’elle écrit et qu’elle rassemble dans une première publication, Vingt-et-un Points de Suture Depuis son retour dans l’île, elle participe à la vie culturelle et artistique de la ville de Saint-Pierre.