[Théâtre] Vincent  Roca de A à Z : Abécédaire aléatoire

LA TRIBUNE DES TRÉTEAUX

Qu’il est difficile d’écrire un article quand on doit s’exprimer sur le talent d’un magicien des mots ! Un prestidigitateur du sens, qui fait feu de toute gémellité de sons pour fabriquer un langage parallèle à redistribuer les cartes de la compréhension immédiate. Tous l’ont deviné car tout le monde se pressait dans le hall du théâtre Lucet Langenier pour l’entendre, mais non, pour l’écouter, hé oui, tous le subodorent, il s’agit de Vincent Roca.

© Julien Ramalingom

Non, ce n’est pas simple d’aborder son univers apparemment foutraque qui tord le cou à la logique cartésienne et qui introduit un soi-disant hasard dans une structure scénique très élaborée. Sur le plateau trône une reproduction de La Naissance de Vénus de Botticelli, appuyée sur un chevalet ; il ne s’agit pas de parler du grand maître de la peinture italienne, encore moins de nous tester sur nos connaissances de la mythologie gréco-romaine. C’est juste un trompe-l’œil, une façon de concentrer notre attention, de marquer un point de départ : une référence aléatoire. L’adjectif renvoie au coup de dés : nous imaginons aussitôt le roulement des mini-cubes qui s’échappent d’un gobelet ou du creux de la main, mais que certains joueurs, d’entrainements besogneux en martingales créatives, peuvent cependant savoir maîtriser. Et avec Vincent Roca, tout est magnifiquement ordonnancé. Certes, il fait appel à une Madame Hasard, non pas choisie mais désignée, après un comptage de places selon deux nombres décidés par deux autres spectateurs. Mais la manière dont il place ensuite les lettres qui lui sont suggérées à partir d’un tableau porteur d’alphabet, est déjà une emprise sur l’imprévu : au fil des représentations, toutes les combinaisons possibles ont dû être inventoriées ; l’axe des probabilités s’y greffe possiblement ; en maître de cérémonie, il en garde deux pour le final et impose un ordre personnel aux 3 ou 4 qui lui sont, à sa demande, proposées. Si la voix du Hasard s’exprime à chaque fois, selon la neutralité de la mathématique, ce génial exercice, apparemment funambule, déconstruit, brouille les cartes et mystifie.

Car c’est à une performance mnémonique que nous assistons. A chaque lettre s’apparente un contenu formidable. Déjà, pour décrire Vénus surgissant des flots en un coquillage, il évoque un premier fonctionnement verbal : « En deux mots, sans laïus quelconque… » ; ce qui se double de la possibilité : « En deux mots, sans laïus, quelle conque ! ». Tout est question de diction et de ponctuation.  Mais ce n’est qu’un début. Son goût pour les subtilités du langage l’amène à évoquer un verbe défectif, le verbe « apparoir », dont l’unique forme conjuguée est au présent, à la troisième personne du singulier, « il appert ». Il est évident que Vincent Roca aime à jongler avec les raretés qui surprennent et interpellent. La salle le découvre et se plie ainsi à l’ironie d’épitaphes particulières : « Un gynécologue [est-il] mort d’ovaires dose », ou encore, « Un intellectuel [est-il] mort d’un coma élitiste ». 

Incroyable cote de popularité

Les lettres choisies deviennent les initiales de termes qui constituent des thématiques : la Richesse ou la Paternité (« Un père écolo est-il un père vert ? »). Mais Vincent Roca n’est pas seulement un artiste du jeu de mots. N’oublions pas qu’il est aussi homme de théâtre. Il va et vient entre le bord de scène et une zone intimiste formée par une table façon bistrot et une chaise : c’est simple, il s’y installe narrant une autobiographie fictive et burlesque. Et des lumières rouges s’allument, lorsque, de l’autre côté du plateau, il se recueille en de fausses prières et en conclut une ainsi : « Ad vitam Internet, Arobase ». C’est farceur, iconoclaste tout en restant élégant, diaboliquement habile. 

Comment résister à un tel déferlement de talent ? De par son charisme, Vincent Roca a une incroyable cote de popularité dans notre île. Il s’en vient dialoguer avec des spectateurs qui tentent une participation pour le coup très aléatoire et aide à notre compréhension quand les à-peu-près deviennent vraiment complexes et qu’on rame à en détricoter les détours. Amical, rieur et fraternel, il se penche vers nos tentatives à le suivre. Un décalage de quelques secondes qui nous rive à une familiarité heureuse avec ce performeur du mot.

Il est bon vivant et déguste à sa table un verre de vin rouge. La qualité de la prestation scénique va crescendo. Tout se complexifie. Un poème en alexandrins est une ode à la Dive Bouteille. Puis il nous embarque sur des questions de grammaire : un descriptif de difficultés à reconnaître les temps et modes des verbes. En guide magistral, il nous amène à philosopher sur le doute : ainsi vote-t-on dans « l’Illusoire ». Et puis, « Y a-t-il une inflation au Laos ? » ou encore « Y a-t-il des ânes au Mali ? » L’oral dédouble la compréhension de l’écrit et nous décryptons avec lui de vrais rébus phonétiques. Nous adorons aussi : « Nul ne les a invités, pourtant les cons vivent ». Simple, fulgurant et très réjouissant.

Vincent Roca déploie sur scène un inventaire à la fois désordonné et particulièrement précis. De connivence avec l’équipe de la régie, il fait des arrêts sur image, il propose d’illuminer la salle. Il joue et se joue de tout. Divers éclairages l’accompagnent. Des virgules de musique ponctuent son propos. Tout est pensé, réglé au millimètre et c’est ce souci du détail, cette minutie à parfaire les effets, qui lui confère une totale aisance à improviser. Le texte qui s’égrène de lettre en lettre et qui brode sur les mystères de la langue avec toute la kyrielle de malentendus qui en découle, le texte se goûte comme un vin gouleyant. Il y a là quelque chose de rabelaisien et de surréaliste. Tous est norme langagière et anomalie à la réception du discours. Notre artiste cite Becket, nous sommes tentés d’évoquer Raymond Devos ou encore l’Oulipo. C’est déjanté. C’est fascinant.

Les spectacles de Vincent Roca sont d’un haut niveau culturel. C’est un immense plaisir que d’avoir à être de cette représentation-là, dans cette salle-là, et d’accéder à ces facéties qui tordent le cou à l’austérité des formes linguistiques : ici, rien de rebutant. Tout s’aborde dans une sorte de pédagogie du rire qui fédère. Qui décomplexe aussi.

Vraiment, bravo ! Ce vendredi-là, le théâtre débordait d’hilarité. Quelle chance que d’avoir à vous applaudir, à vous remercier donc, pour autant de brio et de brillant ! A d’autres trouvailles et jongleries lexicales comme orthographiques ! Nous avons tellement besoin de votre talent à ciseler les mots en dentelles de délire.

Halima Grimal

A propos de l'auteur

Halima Grimal | Reporter citoyen

Née à Paris, diplômée de La Sorbonne, professeur de Lettres Classiques, Halima Grimal a rapidement ressenti l’appel de « l’Ailleurs ». Elle quitte l’Hexagone à 25 ans vivement désireuse d’élargir ses horizons. Ainsi passe-t-elle plus de deux décennies à enseigner au Maroc, au Gabon, aux USA (San Francisco), en Guinée Conakry.
En 1994, elle découvre l’île de La Réunion : elle est nommée à Saint-Philippe, y reste quatre ans à multiplier les projets pédagogiques ; elle fait la connaissance du comédien Jean-Luc Malet : ils implantent le théâtre dans le Sud et créent la troupe des Banquistes de Bory, qui regroupe une quarantaine d’élèves.
De retour en métropole où ses trois enfants se frottent pour la première fois aux réalités de leur terre d’origine, elle n’a de cesse de repartir. Ce qu’elle fera sept ans plus tard, en 2005 : direction Mayotte.
Et, enfin, ce retour tant espéré à La Réunion, où elle s’installe définitivement en 2009. Au-delà des nominations officielles où elle forge son expérience professionnelle à des pédagogies autres, elle découvre des cultures, des modes de vie, des formes de création, des rapports à l’Histoire vus sous un angle nouveau. Mais, surtout, des gens, artistes ou non, avec qui elle noue des amitiés, auprès de qui elle ne cesse d’apprendre.
Le temps des vacances permet encore une parenthèse de voyages, en Inde, en Chine, en Australie, mais aussi en Europe ; en 1981, elle se rend dans ce que l’on appelle encore « les pays de l’Est ». Depuis La Réunion, elle porte ses pas au Kenya, en Tanzanie et dans les îles de l’océan Indien (Madagascar, Maurice, les Seychelles).
Tout cela nourrit les nouvelles qu’elle écrit et qu’elle rassemble dans une première publication, Vingt-et-un Points de Suture Depuis son retour dans l’île, elle participe à la vie culturelle et artistique de la ville de Saint-Pierre.