[LES CONSÉQUENCES CONTEMPORAINES DE L’ÉCONOMIE COLONIALE : ÉPISODE 1]
Sols, embouchures de rivières, plages : aux Antilles françaises tout a été dévasté par le chlordécone, un pesticide cancérogène utilisé entre 1972 et 1993 pour éradiquer un ravageur qui menaçait les bananeraies. Plus de vingt ans après la première plainte, la justice n’avance pas d’un pouce.
Guadeloupe, Martinique (France).- Parfois, la machine économique s’enraye : les chiffres et les statistiques qui forment son carburant cessent d’être ceux du « développement », du profit, de l’emploi, de la consommation, des importations, pour devenir les indicateurs froids et macabres d’une crise sanitaire. Aux Antilles françaises, la catastrophe due à l’épandage de pesticide à base de chlordécone est toujours en cours : elle présente même de troublantes similitudes avec la crise du Covid-19, qui secoue la planète entière depuis le début de l’année 2020.
« Venez vous faire dépister », « se dépister, c’est se protéger », « les tests sont gratuits pour votre tranche d’âge » : à partir de février 2021, les autorités sanitaires martiniquaises ont lancé une grande campagne de prévention par rapport à l’empoisonnement des terres et des sols. Les chiffres sont affolants : on estime que 92 % des Guadeloupéens et des Martiniquais sont aujourd’hui contaminés. Les deux îles françaises des Petites Antilles détiennent le record mondial de cancers de la prostate par habitant.
Plusieurs documents produits par l’OMS mais aussi une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), une structure publique française, établissent clairement le lien entre exposition au chlordécone, la molécule d’un pesticide utilisé massivement dans les archipels entre 1972 et 1993, et cancer. « Parmi les pesticides, ceux appartenant à la famille des insecticides organochlorés ont donné lieu à un grand nombre d’études mécanistiques, non seulement parce que certains ont été associés à un risque augmenté de survenue de divers cancers, dont celui de la prostate, ou classés comme agents cancérogènes par diverses institutions d’évaluation, mais aussi parce que plusieurs d’entre eux possèdent des propriétés hormonales (perturbateurs endocriniens), focalisant ainsi leur intérêt vis-à-vis des pathologies tumorales hormono-dépendantes, dont le cancer de la prostate », écrivent les scientifiques de l’Inserm dans leur rapport de 2019. En Guadeloupe et en Martinique, le taux d’incidence du cancer de la prostate (standardisées sur l’âge de la population mondiale) est respectivement de 173 et de 164 pour 100 000 personnes-années sur la période 2007-2014 (Deloumeaux et coll., 2019 ; Joachim-Contaret et coll., 2019). Ce taux d’incidence aux Antilles est près de deux fois supérieurs au taux d’incidence estimé en France métropolitaine sur la même période (88,8 pour 100 000 personnes-années). » Pour les femmes, c’est le cancer du sang, la leucémie, qui affole les compteurs.
L’armée tire à balles réelles
En Martinique, comme en Guadeloupe, l’économie coloniale a façonné les paysages. À peine a-t-on quitté le sable du littoral ou le bitume de la ville que les bananeraies succèdent aux champs de canne à sucre. Parfaitement alignés, d’un vert profond ou bien un peu électrique, les bananiers étalent leur larges feuilles fendues, ils recouvrent les collines et les vallées, du battant des lames au sommet des montagnes. « Ils ont commencé par la canne et puis ils ont continué et cherché à innover et à se reconvertir, à partir de la fin des années 60, se souvient Garcin Malsa, penseur et homme politique indépendantiste, pionnier de l’écologie dans son pays, la Martinique. Les mêmes qui possédaient les usines de sucre et de rhum se trouvaient en position de force dans le commerce : les Békés formaient et forment toujours un couple avec l’État. C’est ensemble qu’ils ont décidé de se lancer dans la production intensive de la banane. Elle était produite dans tous les pays d’Afrique francophone. Nous avons fait valoir très tôt qu’il y avait un danger de mort pour les sols, pour les ouvriers, pour la faune, pour la mer et in fine pour la vie de l’être humain. »
La dénonciation du crime de l’empoisonnement au chlordécone n’est en effet pas nouvelle. En 1974, à Chalvet, sur les hauteurs du Nord de la Martinique, l’armée tire à balles réelles sur un groupe d’ouvriers agricoles grévistes. De nombreux ouvriers sont blessés, l’un d’eux meurt sous les balles, une militante est mortellement blessée : c’est le massacre de la Saint-Valentin.
Plus tard, la sinistre prédiction de Garcin Malsa et de ses camarades se vérifie : afin de protéger les plantations d’un insecte ravageur, les ouvriers placent au pied de chaque bananier le pesticide. Ils ont peu ou pas de protection, improvisent des gants et des masques de protection avec ce qu’ils ont sous la main.
« Les Békés ont fait de Jacques Chirac leur ami : en 1972 il est ministre de l’Agriculture, c’est lui qui donne l’autorisation d’utiliser ce produit alors qu’il avait été refusé précédemment par la Commission des toxiques, resitue Elie Domota, leader syndical guadeloupéen, toujours à la tête du Lyannaj kont pwofitasyon (LKP), le collectif qui a fédéré les grandes grèves de 2009. Tout le monde savait pour la dangerosité du produit depuis 1968. Les gens qui ont dit que l’eau était polluée, on leur a fait fermer leur gueule. »
Yves Hayot, victime du cancer
La première dimension, le premier mobile, de ce crime désormais bien documenté, est économique. En novembre 2019, à l’issue d’une enquête d’une commission parlementaire transpartisane, l’Assemblée nationale a publié un rapport qui a fait date. Son président, le député de Martinique Serge Letchimy tenait à rappeler que « le dirigeant de l’entreprise française de fabrication du Chlordécone, Yves Hayot, était également le président du groupement des producteurs antillais de bananes. L’étude des conditions de prolongation de l’autorisation du chlordécone mériterait de ce fait d’être plus poussée. En effet, il serait absolument nécessaire de regarder de près l’influence exercée par le lobby de la banane sur les décideurs politiques. »
Face à lui, la députée de Guadeloupe Hélène Christophe-Vainqueur tenait, elle, à rappeler que « dans le cadre des procès en cours, M. Yves Hayot s’est constitué partie civile. Il estime qu’il a été lui aussi victime du chlordécone. » Symbole des errements d’une politique agricole et commerciale qui a fait de nombreuses victimes, le frère de Bernard Hayot, président du groupe Bernard Hayot (GBH), Yves Hayot est lui-même décédé en 2017.
Il n’était pas visé directement par « les procès en cours » que décrivait la députée Christophe-Vainqueur et ces derniers ne sont d’ailleurs toujours pas « en cours ». Les première plaintes pour « empoisonnement », « mise en danger de la vie d’autrui » et « administration de substances nuisibles » datent de 2006. Elles ont été déposées par plusieurs associations militantes et écologistes devant le doyen des juges d’instruction de Fort-de-France. Les instructions ne sont pas au point mort mais de graves menaces planent sur la tenue d’un procès.
Rodolphe Lamy est journaliste à France-Antilles, à Fort-de-France : il a beaucoup travaillé sur la question du chlordécone. Ses articles au mois de janvier dernier ont suscité un immense émoi dans la population antillaise parce qu’il révélait que le dossier était sur le point d’être classé et prescrit. « En janvier 2021, c’est le moment où les juges d’instruction ont rencontré les parties civiles pour la première fois et leur ont laissé entendre qu’il pourrait y avoir une prescription, qu’il y avait des obstacles techniques à l’enquête ».
D’énormes manifestations s’en étaient suivies à Fort-de-France et Pointe-à-Pitre. « Depuis, à mon niveau, on a réussi à avoir le procureur de Paris, le pôle santé qui est en charge du dossier, poursuit Rodolphe Lamy. Il nous a confirmé les difficultés de prescription du dossier. Rémy Heitz estimait, dans un entretien exclusif qu’il nous a accordé, que les problèmes de prescription existaient dès le dépôt des plaintes. Depuis, il n’y a toujours pas eu de décision de non-lieu même si c’était l’orientation des juges. Cela suscitait de l’émoi parce qu’on avait l’impression que rien n’avait été fait pendant 14 ans et qu’à la première rencontre on renonçait. C’était inacceptable pour la population. »
« Inacceptable » : le mot est faible. « L’empoisonnement des terres et du peuple avec ce pesticide est la plus grave humiliation que le peuple martiniquais ait connue depuis l’esclavage, s’indigne Alex Ursulet, avocat au barreau de Martinique, défenseur des militants Rouge-Vert-Noir (les couleurs du drapeau martiniquais), de jeunes révolutionnaires anti-chlordécone. Le problème sera résolu quand les Békés seront des nég’ comme les autres. »
Impossible de savoir, pour le moment, si un procès aura bien lieu : les juges d’instruction devaient prendre une décision et la faire connaître au procureur de Paris dans le courant du mois de juin 2021. Un seul point positif dans ce feuilleton interminable : les juges d’instruction ont retrouvé des documents qu’ils estimaient perdus et introuvables au début de l’année. Ces documents, qui matérialisent notamment tous les aspects commerciaux du crime d’empoisonnement ont été entre les mains des parlementaires à l’occasion de la commission d’enquête présidée par Serge Letchimy.
Militants Rouge-Vert-Noir
Bordereaux d’importation, dérogations ministérielles à la fabrication et aux transports de produits toxiques, ces documents démontrent l’ampleur d’une machination digne d’un commerce triangulaire (verroterie contre esclaves contre épices, à l’époque de la Compagnie des Indes) « nouvelle manière » : poison contre bananes contre subventions contre produits de consommation à destination des franchises de grande distribution.
Les militants Rouge-Vert-Noir ne s’y trompent pas, qui bloquent régulièrement les supermarchés du groupe Bernard Hayot, dans la plaine du Lamentin, à proximité de Fort-de-France, la capitale. Ardents lecteurs et défenseurs de la principale figure de leur panthéon littéraire, le psychiatre et penseur Frantz Fanon, auteur des Damnés de la terre, ils passent à l’action. Sans s’en vanter, sans communiquer sur le sujet, il leur arrive d’aller faucher des plants de bananier sur les exploitations des Békés, la nuit. Cet activisme leur vaut un acharnement policier et judiciaire constant.
Face à eux, l’administration française aimerait beaucoup considérer le problème comme réglé, appartenant à l’histoire. La préfecture de Martinique, tout comme la préfecture de Guadeloupe, le ministère des Outre-mer et celui de la Santé, à Paris, présentent à intervalles réguliers des « Plan d’action Chlordécone » censés remédier à la situation sanitaire déplorable. « Le nouveau plan chlordécone IV 2021-2027 comporte six stratégies permettant de couvrir l’ensemble des enjeux et priorités pour la population, dans le cadre d’une gouvernance interministérielle renforcée tant au niveau local que national, sous l’égide d’une directrice de projet chargée de la coordination interministérielle et travaillant en étroite collaboration avec les préfets et les présidents des collectivités territoriales », peut-on lire sur le site internet du ministère de la Santé. Annoncé à grand renfort de communication en février 2021, le plan comporte des volets éducation, communication mais aussi alimentation et dépollution. Il est doté d’une enveloppe de 92 millions d’euros.
Pas de quoi convaincre les associations de victimes, les collectifs citoyens ni même les parlementaires de la commission d’enquête, qui soulignent et déplorent dans leur rapport de 2019 qu’« entre la détection du chlordécone dans les captages d’eau en 1999 et la mise en œuvre du Premier Plan Chlordécone s’écoulent huit ans. Cette prise de conscience apparaît comme la conséquence de la lente prise de conscience, à l’aune du troisième millénaire, des impératifs de santé publique et de protection de l’environnement. »
Pour être « lente », la prise de conscience n’en est pas moins réelle. Violence infligée et violence symbolique, carcan économique, structures sociales de domination persistantes : à en croire le philosophe et révolutionnaire antillais Frantz Fanon, la plus grave menace qui pèse sur les pays colonisés est « l’aliénation ». Elle aussi connaît une limite.
Julien Sartre
Cet article a été publié le 26 juillet 2021 chez nos amis de Mediapart, dans le cadre d’une série sur « Les conséquences contemporaines de l’économie coloniale ». À quoi, à qui servent ces territoires qu’on appelle parfois « les confettis de l’empire » ? Répartis dans les deux hémisphères, les départements d’outre-mer, sont réputées « coûter cher » à la France. Acquises et façonnées par la France dans le contexte de l’économie esclavagiste, les « vieilles colonies » sont maintenues au XXIe siècle dans le carcan de l’économie de comptoir.