manifestation contre la réforme des retraites à Saint-Pierre

[Manifester] Un combat, un droit, un plaisir, une futilité

À QUOI ÇA SERT ?

Réflexion de quelques cerveaux autour de la notion de manifestation…

« Du jamais vu » ! Alzheimer a bon dos mais les manifestants qui ont défilé mardi matin dans les rues de Saint-Pierre avaient du mal à se souvenir d’une aussi forte mobilisation sur le pavé sudiste. Ils étaient aussi nombreux qu’à Saint-Denis au même moment. Soient 9 000 à 10 000 personnes mobilisées dans les rues de La Réunion contre la réforme des retraites.

En fait, c’est du « jamais vu » depuis 13 ans lorsque l’âge de la retraite était passé de 60 à 62 ans sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Jacques Bhugon, le secrétaire général de la CGTR, n’avait donc pas tort quand il nous déclarait, il y a quelques semaines, que « tôt ou tard, ça va péter ». Il évoquait déjà cette réforme des retraites qui était au coeur des dernières élections présidentielle et législatives.

  • manifestation contre la réforme des retraites à Saint-Pierre

L’apathie générale, l’abstention et les faibles mobilisations syndicales de ces dernières années ont peu à peu renvoyé aux oubliettes de l’histoire les grands défilés. La manif était devenue un rituel plus qu’une arme pour faire entendre sa voix. D’où la question : A quoi ça sert de manifester ?

L’intersyndicale CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGTR, FO, FSU, SAIPER, SOLIDAIRES, UNSA, FGR, UNEF dit évidemment pouvoir faire reculer Elisabeth Borne et Emmanuel Macron en remportant un rapport de force. Comme s’il y avait un chiffre d’or de la manif au-delà duquel un gouvernement serait obligé de céder. 3 millions ? 10 millions de manifestants ?

Ça servirait donc à ça de manifester ? Nous avons posé la question et ce n’est pas si sûr pour tout le monde. Sullaiman Soilihi, par exemple. Il a manifesté. Et bien. Et fort. À la tête de Gillets jaunes portois. Actuellement, on ne l’y reprendrait plus. « Je ne manifeste plus, je n’ai pas envie de me retrouver en prison »…

« Où sont les jeunes dans ces manifs alors qu’ils sont les premiers concernés.? Au lieu de manifester, ils préfèrent se divertir ».

Soullaiman Soilihi
tournage du documentaire de Jean-Marie Montali et Stéphane Krausz terres de colère chez Sullaiman Soilihi
Sullaiman Soilihi vit aujourd’hui en retrait, loin des manifs. © Franck Cellier

On pourra lui rétorquer qu’un défilé risque moins de dégénérer en bataille rangée quand il est encadré par des syndicats rodés à la pratique. Mais c’est aussi le sens de la contestation qui lui échappe : « Même si tu arrives à 10 000 personnes devant la préfecture, on te dira que tu n’es pas légitime pour parler au nom de 850 000 Réunionnais. Où sont les jeunes dans ces manifs alors qu’ils sont les premiers concernés? Au lieu de manifester, ils préfèrent se divertir. Ceux qui ne veulent pas de la retraite à 64 ans ont eu l’occasion de l’exprimer lors des élections. On a vu le résultat »

Depuis 4 ans, les soulèvements des Gilets jaunes puis les contestations contre le vaccin et le pass sanitaire ont marqué plusieurs ruptures : avec le pouvoir en place bien sûr, avec sa police, avec les syndicats, avec les élus locaux et entre les citoyens… La colère n’est pas retombée mais s’est perdue dans une impasse. À cette occasion-là, oui, manifester semblait vraiment ne servir à rien.

« Le futur n’est jamais écrit »

Alors pourquoi manifester aujourd’hui servirait-il à quelque chose ? Sandra Mithra, du syndicat Solidaires, ne rate jamais une manif. Presque jamais. Pourtant elle nous confie : « J’y vais pour soutenir le mouvement. Mais je ne me fais pas d’illusion, je vais devoir travailler jusqu’à 67 ans »…

Philippe Fabing, directeur de Sagis, sonde la société réunionnaise depuis un quart de siècle. En observateur, il l’affirme : « Le futur n’est jamais écrit et bien sûr qu’une manifestation sert à quelque-chose. En 1968 et 1995, l’histoire a montré que les gouvernements peuvent reculer face à la rue ». Il voit dans les dernières manifestations « un mouvement aux antipodes des Gilets jaunes », et « un mouvement qui a échappé à la tentative de prise de contrôle de LFI »

Les syndicats, dont la mort est annoncée depuis des décennies, sont en phase avec l’opinion publique qui est majoritairement opposée au recul de l’âge de la retraite à 64 ans. Même les « réformistes » de la CFDT sont dans le mouvement.

L’instant est presqu’irréel après 4 années de ruptures. « Les manifestants exercent un droit constitutionnel dans un pays qui reconnaît les libertés individuelles et montrent que nous ne sommes pas en dictature », remarque Philippe Fabing. Il précise qu’il est « à titre personnel opposé à la réforme ». On n’ira pas jusqu’à parler d’une réconciliation nationale autour de « valeurs démocratiques partagées », mais presque…

La manif’ entre dans un cadre constitutionnel. Le couple Borne-Macron a beau assurer que « 64 ans, ce n’est pas négociable ». Mais qui ne tente rien n’a rien. Va savoir : 3 millions de manifestants, quelques grèves bien impactantes, un parlement paralysé… Et tout ça sans feu et sans violence !

« Se faire entendre à défaut d’être écouté »

Nous avons interrogé un ancien manifestant (contre la bidépartementalisation) : Michel Vergoz, cofondateur du parti « Trait d’Union ». Tout soutien d’Emmanuel Macron qu’il se revendique, il se dit « rassuré » : « Manifester, ça sert à se faire entendre à défaut d’être écouté. Rien n’est plus décourageant que la politique du pala eksa. Personne ne manifeste par plaisir. Quand ce droit constitutionnel est régulièrement organisé, il participe à la vie de notre nation »

C’est évidemment dans le « à défaut d’être écouté » que va se tendre le rapport de force. Le maire de Sainte-Rose élève sa « fierté démocratique » dans le fait que « la République a tenu face à 50 semaines de Gilets jaunes sans qu’il y ait eu de morts ». Selon lui, le Parlement et le gouvernement concéderont quelques avancées (index des séniors, pénibilité, etc.), signe qu’il ne fait pas la sourde oreille. Mais le soutien d’Emmanuel Macron trouve « incongru » que la rue demande le retrait de la réforme avant même le débat parlementaire.

La rue qui croit en sa victoire, les démocrates qui se rassurent de voir une contestation bien ordonnée… De son exil, ça fait marrer Sullaiman Soilihi : « Tu crois vraiment qu’on peut obtenir quelque chose sans violence ? A chaque fois il a fallu quelques incendies pour que le pouvoir recule »… 

Sans jouer les visionnaires, on peut relever la boutade de l’un de nos interlocuteurs : « Manifester, ça fait marcher, et c’est bon pour la santé »… Et une autre vérité, vue dans les défilés, c’est qu’on peut aussi trouver du plaisir dans la manifestation.

Rendez-vous dans les mêmes rues les 7 et 11 février.

Franck Cellier

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.

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