Jean-Claude de l'Estrac

[Maurice] De l’Estrac s’interroge sur l’Indianocéanie

JEAN-CLAUDE DE L’ESTRAC, COFONDATEUR DE LA COMMISSION DE L’OCÉAN INDIEN

L’ex-secrétaire général de la Commission de l’océan Indien (2012/2016) est d’abord un de ses pères fondateurs. En 1982, aux côtés du Seychellois Maxime Ferrari et du Malgache Christian Rémi Richard, les trois ministres initiaient l’instance régionale qui aurait dû s’appeler La Communauté de l’océan Indien et non pas Commission. Une différence sémantique que ce sage de l’Indianocéanie explique pour le quarantième anniversaire de l’institution.

À l’occasion des 40 ans de la COI, nous avons rencontré Jean-Claude de L’Estrac pour faire un bilan. Si les points forts sont bien connus, notamment les programmes de sécurité maritime ou encore la facilitation de la mise en place du câble Métiss, les problèmes liés aux transports maritime et aérien n’ont guère évolué. Du coup, les échanges régionaux oscillent toujours autour de 3% des échanges globaux.

C’est un échec. En cause ? De mauvaises analyses et l’influence des cabinets conseils : « C’est le problème de la poule et de l’œuf. J’avais par exemple commandité une étude sur le lancement d’une compagnie maritime régionale, en tant que SG de la COI. Mais les consultants ont jugé que la faiblesse des échanges ne justifiait pas le lancement d’une ligne spécifique. Pourtant, c’est l’inverse qu’il faut voir, car si les échanges inter-îles restent faibles, c’est justement parce qu’il n’y a pas de bateau ! » lance t-il sur le ton du dépit avant de multiplier les exemples car ce serait, d’après lui, un état d’esprit général qui tue dans l’œuf la poule aux œufs d’or d’une Indianocéanie naguère riche et prospère.
« Même histoire avec les grands ports de La Réunion et de Port Louis qui se font la compétition. Mon idée était d’avoir non pas un seul grand hub d’éclatement, mais deux avec par exemple La Réunion dédiée aux trafics avec l’Europe, et Port Louis se réservant les échanges avec l’Asie et d’autres régions. J’avais invité les représentants de COSCO (China Ocean Shipping Company), le premier transporteur maritime chinois, pour étudier la mise à disposition d’un feeder inter-îles. Ils étaient plutôt favorables, mais le rapport du cabinet commandité par la COI a enterré le projet ! »

« On n’a pas l’esprit collectif mais celui de compétition…»


Concernant le transport aérien, l’échec est aussi à constater. Le manque de vraie coopération entre les compagnies fait que les prix au kilomètre parcouru restent parmi les plus chers au monde. Lourdement handicapé par la crise Covid et toujours en phase de restructuration, le secteur aérien régional ne semble pas encore sortir de la zone de turbulence même si, aux dires de Jean-Claude de L’Estrac, l’Alliance Vanille reste un embryon de coopération*. « Il faudrait mutualiser les moyens de toutes les compagnies régionales. C’est ce que j’avais proposé en tant que SG de la COI avec un partage des codes et des avions dans une vraie coopération transparente incluant même les plus petites compagnies**. Tous étaient d’accord mais Air Mauritius a torpillé le projet en prétextant qu’elle pourrait le lancer à elle seule. On attend toujours !»

Le fonds du problème est là : « On n’a pas l’esprit collectif mais celui de compétition issue de la période coloniale », d’après cet ancien journaliste, ministre et diplomate.
La diplomatie justement, qui fut l’objet d’une autre partie de notre débat, et dont les succès sont à demi-teinte. Le sujet douloureux de Mayotte par exemple, sujet tabou dans les couloirs de l’instance régionale à Ebène, et qui reste une épine dans le pied de la COI qu’il faudra bien soigner un jour. Sur cette question, Jean-Claude de l’Estrac respecte la règle de départ : « Dès le début, la COI a précisé que c’est une affaire qui doit se régler entre États, soit entre la France et les Comores. Et si la COI devait prendre une position sur le choix de Mayotte restée française, ça serait avec l’adhésion unanime de tous les membres, ce que les Comoriens ne voudront jamais accepter ! »

« la Commission doit-elle rester une agence de gestion de projets ou doit-elle évoluer en réelle entité politique ? »

Le rôle diplomatique de la COI a eu toute latitude pour s’exprimer lors de la crise politique malgache entre 2009 et 2014. Et l’image de l’instance régionale est perçue comme celle d’un négociateur qui a permis de mettre un terme à cette crise qui aura duré cinq longues années. Cinq ans ! Faut-il du coup se réjouir de quelque réussite diplomatique ?

Oui d’après l’ex-secrétaire général : « S’il est vrai que les choses ont traîné dans la confusion, il faut voir quand même l’origine du dénouement dans les rencontres aux Seychelles, en 2012. Si la SADC en était l’organisatrice, c’est bien finalement la COI qui a pu réunir Marc Ravalomanana et Andry Rajoelina pour établir les bases d’un accord entériné plus tard à Tananarive. Les gens de l’Union africaine et ceux de la SADC emmenés respectivement par Ramtane Lamamra et Joaquim Chissano, plutôt anglophones et connaissant mal nos îles, avaient essayé de copier-coller des méthodes africaines qui ne marchent pas chez nous. Je pense que là, nous pouvons parler de succès diplomatique car la SADC a reconnu l’expertise et le poids de la COI dans les négociations. »

Trop de dépendance vis à vis des bailleurs de fonds

Au-delà des anecdotes et autres cas d’école, ce qui rend plutôt amer l’ex-secrétaire général, c’est sa dépendance toujours plus forte des bailleurs de fonds. A l’origine, il était prévu que les États se réapproprient les projets financés par les bailleurs, on en est encore loin même sur les projets qui concernent directement la vie des États. « Prenez l’exemple de la veille sanitaire qui a pu se mettre en place avec succès pendant la crise Covid, les États n’ont pas pris le relais et heureusement que l’AFD l’a fait, sinon tout aurait disparu… »

On le comprend, ce qui déçoit cet analyste, c’est la dépendance des États : « Heureusement, nous avons des intérêts communs avec l’Europe et le France. Mais idéalement ça serait mieux si les États membres de la COI financent et gèrent directement ». Le ton diplomatique restant quand même de rigueur, même si par exemple la question des quotas de pêche octroyés aux armateurs européens commence à faire grincer beaucoup de dents. L’Union européenne a le mérite d’avoir fait une étude sur l’avenir de l’Institution régionale, recommandant son autonomie financière. Une conclusion déballée au dernier Conseil des ministres de la COI en décembre dernier qui a indiqué simplement en « prendre acte » !

« Aussi, les 5,5 millions km2 de ZEE des îles de l’océan Indien échappent à notre contrôle. Il y a bien le programme MASE avec deux points focaux aux Seychelles et Madagascar. Mais je me pose des questions là aussi sur l’efficacité de l’antenne de Tananarive ! »

Jean-Claude de L’Estrac aura réussi à démocratiser le nom d’Indianocéanie car « c’était la seule région au monde qui n’avait pas de nom, sinon le barbarisme d’îles du Sud-Ouest de l’océan Indien. Un joli nom mais qui reste vide de sa substance et que je vois comme un échec personnel. Celui de ne pas avoir réussi à changer le nom de Commission en celui de Communauté, synonyme d’une vraie identité et d’autonomie. Là, ce sont les Comoriens qui s’y sont opposés, persuadés qu’il s’agissait d’une idée française qui allait permettre à terme à reconnaître officiellement Mayotte comme État membre et français. Pourtant, cette idée de Communauté, je la portais depuis 1982 avec les premiers statuts de la COI. Alors je me pose des questions : la Commission doit-elle rester une agence de gestion de projets ou doit-elle évoluer en réelle entité politique ? »
La question reste ouverte.

Texte et photographies : Jacques Rombi / Le Journal des Archipels

*L’Alliance Vanille, portée par la COI et signée en 2015 par Air Austral, Air Madagascar, Air Seychelles, Air Mauritius et Int’Air Iles, en vue d’une amélioration globale de la compétitivité aérienne dans l’océan Indien. Aujourd’hui tout semble à recommencer.

**Lire « Les ailes de l’Indianocéanie, plaidoyer pour une stratégie régionale du transport aérien »
https://www.commissionoceanindien.org/ailes-indianoceanie/

Le Journal des Archipels se présente comme un média fédérateur, prônant les échanges régionaux, les circuits courts et les économies d’échelle.

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