[Psychiatrie] Quand les chiens se battaient avec les fous

PARUTION DES MÉMOIRES DU DOCTEUR MAURICE JAY : « ENTRE CHIENS ET FOUS »

Maurice Jay, psychiatre et directeur emblématique de « l’asile des aliénés » de Saint-Paul à partir de 1960, avait pris sa retraite en 1993. 15 ans après son décès, sa famille publie ses mémoires : l’ouvrage est poignant de vérité, d’humanité et riche en informations sur l’évolution de la santé mentale à La Réunion.

C’est un trésor qui vient de sortir des tiroirs du bureau du docteur Maurice Jay, décédé en juin 2008. Son épouse Danielle et ses enfants ont publié les mémoires de celui qui fut le médecin psychiatre et directeur de « l’asile des aliénés de  Saint-Paul » à partir de février 1960. 

Ce psychiatre « touche à tout » (astronomie, collection de coquillages, etc.) a été l’acteur et le témoin de l’évolution des services de santé mentale à La Réunion pendant un demi-siècle. Après sa retraite en 1993, il a continué à présider le Comité départemental de prévention de l’alcoolisme et des toxicomanies et a donner des cours. Si bien que dans la préface  qu’il lui a consacré, le docteur David Mété, actuel chef du service d’addictologie, présente Maurice Jay comme « le fondateur de la discipline à La Réunion ».

Maurice Jay, précurseur de la psychiatrie moderne à La Réunion.

Si ses mémoires se sont fait attendre pendant plusieurs décennies, c’est parce qu’il avait demandé à son épouse de laisser passer les années… Et laisser mourir les personnes citées dans l’ouvrage, afin de ne pas ouvrir de procès ou blesser les égos. D’ailleurs certains personnages restent anonymes dans la version éditée par Orphie, intitulée « Entre chiens et fous, un psychiatre à l’île de La Réunion en 1960 ».

Des films inédits à l’intérieur de « l’asile »

Grâce à la réécriture de Marie-Christine Morancho, le lecteur plonge à la première personne dans cet hôpital moyenâgeux que fut « l’asile ». Dans la peau du jeune médecin zoreil, sorti de ses quinze ans d’études, il débarque à La Réunion armé d’une caméra 16 mm et se trouve immédiatement confronté au mal-être des patients et aux blocages de l’administration. « Il voulait filmer l’hôpital pour rendre compte à ses patrons parisiens », explique Danielle Jay

Elle a non seulement dirigé la réalisation du livre, elle a aussi numérisé les vieux films de son mari. Ce qui a été fixé sur la pellicule est édifiant.

Les films inédits du docteur apparaissent dans le livre sous la forme des aquarelles que Maurice Jay a peintes à la fin de sa vie. Elle illustre des scènes de l’hôpital. En particulier celle qui sert pour la couverture montre une patiente assise à même le sol. Elle mange avec ses doigts alors que deux chiens errant lui disputent sa pitance. D’où le titre du livre.

Au coeur de l’asile en 1960

Extrait : « Les patients sont très ennuyés le soir par les chiens errants. Lors de la distribution des repas, ils arrivent en meute et se disputent la nourriture jusqu’a dans leur assiette. Il arrive régulièrement que les malades se fassent mordre s’ils tentent d’arracher leur ration aux chiens »

Les mémoires du docteur Jay dressent le décor abominable d’un asile dépourvu d’hygiène avec des patients carencés car ne mangeant pas à leur faim. Faute de personnel pour la surveillance, les malades sont enfermés dans des grands quartiers la nuit. Ils font leurs besoins à même le sol. Des repris de justice ou d’autres patients se chargent du nettoyage le matin et apportent les seaux remplis d’excréments jusqu’à la mer.

C’est à peine moins atroce que ce que le jeune médecin lit dans les archives de l’établissement. Extrait : « Les malades mentaux sont enchaînés dans d’infects cabanons jusqu’en 1793, quand Philippe Pinel, médecin aliéniste de Paris, met fin aux entraves. »

De la cure de Sakel aux neuroleptiques

Retour en 1960. Une autre aquarelle interpelle : un patient est plongé dans un coma diabétique par deux infirmières qui lui administrent de l’insuline. Cette cure de Sakel était censée traiter les schizophrènes. Plus tard, les molécules chimiques remplaceront ces comas provoqués à répétitions.

La cure de Sakel plongeait le patients dans des comas à répétition pour traiter la schizophrénie. (Aquarelle du docteur Maurice Jay)

Passage terriblement touchant, le docteur Jay y raconte le traumatisme d’Elise qui vient de perdre son nouveau né, mort du choléra. À l’époque, il était impossible d’identifier une psychose puerpérale et de tenter de la soigner…

Extrait : l’histoire tragique d’Élise

« Quand le soir, les amies d’Élise et sa mère voulurent la séparer de ce pauvre corps cyanosé et rigide, elle se mit en fureur contre elles, trépigna des pieds, les égratigna et les mordit pour pouvoir garder son enfant, le bercer… C’est que hélas, la pauvre Élise était folle, folle à lier et ce fut bien pis quand le lendemain, ses compagnes vinrent pour lui prendre son enfant; on fut obligé de la lier. Heureusement que l’une des voisines eut l’idée de substituer à l’enfant véritable une poupée de grande dimension que la pauvre fille couvrit aussitôt de baisers et de caresses; mais c’en était fait pour toujours, sa raison l’avait abandonnée. C’est là (à l’hôpital de Saint-Paul) que je revis Elise. Accroupie dans le coin le plus sombre, elle serrait étroitement dans ses bras, sur son sein, la poupée qu’on lui avait donnée à Saint-Denis; les cheveux incultes, hérissés, les yeux hagards, elle la berçait mélancoliquement en chantant son vieil air, toujours le même: «Quand mon bien aimé reviendra…», sans prononcer une seule autre parole, sans témoigner un désir, sans qu’un souvenir du passé vînt éclairer sa physionomie jadis si gaie, si mobile. Ce n’était point encore la femme changée en bête sauvage et furieuse, mais c’était à coup sûr l’être dénué de toute pensée, de tout souvenir humain .»

Tout au long de sa carrière, le docteur Jay aura à prendre soin des malades mais aussi à se battre contre une administration avare et insensible. Propos de préfecture : « Pour nos services l’hôpital psychiatrique n’est qu’une petite chose qui n’a pas d’importance ». Dans ces rapports, il écorche, procureurs, préfets, élus et autres hauts fonctionnaires. 

Il décerne une mention spéciale au célèbre chasseur de communistes : Jean Perreau-Pradier qu’il surnomme « Vice-Roi des Indes ». Extrait : « L’homme de pouvoir attire les femmes et JPP profite de chaque opportunité. Celles qui viennent solliciter son aide se voient proposer un marché tacite : elles seront pour quelques temps ses maîtresses et pour les remercier, il leur trouve un petit travail ».

Lors du cyclone Jenny de 1962, le même JPP brille par son cynisme en interdisant, contre l’avis des services météo, de donner l’alerte pour préserver l’activité économique. Bilan : 42 morts officiels avec ce commentaire : « Le préfet, pour ne pas être discrédité auprès du ministère, a probablement minimisé l’ampleur des dégâts »

Fondateur de l’addictologie

Les services se développant, Maurice Jay doit choisir en 1972 entre sa fonction de directeur et celle de médecin. Le choix est un soulagement : « Je me sens avant tout médecin, j’aime consacrer du temps aux malades, les écouter, chercher à rendre leur existence plus supportable »

Ses mémoires racontent comment peu à peu, sous la pression des soignants, l’hôpital s’est humanisé. Comme d’autres structures se sont ouvertes. Elles racontent les débuts douloureux de la neurochirurgie. On y lit clairement le récit d’une erreur médicale d’un certain Dr P. trépanant un enfant de 12 ans « dans un but exploratoire » alors qu’aucune tumeur n’avait été observée. Le chirurgien déchire une partie du cerveau du patient dans un mauvais mouvement. L’enfant est mort le lendemain…

Disponible dans toutes les bonnes librairies.

Le docteur Jay apparaît aussi, pour reprendre le terme du docteur Mété, comme le « fondateur » de l’addictologie à La Réunion. Il a très vite remarqué l’épidémie de cas pendant la coupe de la canne due à l’augmentation de la consommation de rhum. Il voit au fil des ans grimper la part des « entrées pour alcoolisme » dans ses services. Extrait : « Les raisons de cette explosion sont évidemment multiples mais un élément nouveau apparaît dans les modes de consommation : les campagnes publicitaires radiophoniques en faveur des vins Kiravi et Covino ont atteint leur cible au-delà de toute espérance ! »

C’est dire si ses mémoires datant d’un demi-siècle restent d’une vive actualité.

Franck Cellier

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.