L’INACCEPTABLE BILAN SOCIAL D’UNE NUIT DE CYCLONE
Au regard des dégâts somme toute modérés occasionnés par le cyclone Belal, le bilan humain de 4 morts est d’autant plus inacceptable que 3 d’entre eux sont des sans-abris. Signe de l’appauvrissement de la population et de l’impuissance, voire du désengagement, des pouvoirs publics, à lutter contre la précarité extrême.
« Comment on traite la question du sans-abrisme à La Réunion ? On ne peut pas accepter qu’il y ait des personnes qui décèdent dans ces conditions ». A quelques jours du 70e anniversaire de l’appel du 1er février 1954 de l’Abbé Pierre, le directeur local de la fondation, Matthieu Hoarau dresse finalement le même constat d’impuissance.
3 morts en une nuit de Belal, c’est inacceptable. Le cyclone a certes provoqué d’importants dégâts sur les cultures mais pas sur les infrastructures et bâtiments. Par extrapolation mathématique, c’est comme si, après une nuit de tempête sur la France, on recensait près de 300 morts dans les rues !
Les pouvoirs publics, préfecture et ministre, ont contrôlé l’information en parlant de « 3 SDF ayant refusé une proposition d’hébergement et n’ayant pas respecté les consignes de confinement ». En allant plus loin dans le cynisme, ce serait de leur faute… Jean-Hugues Ratenon relève même que « Darmanin aurait empêché la préfecture d’annoncer le décès de deux SDF supplémentaires pour se réserver la primeur à la tribune de l’Assemblée nationale. » Et le député de l’Est d’exprimer son malaise à l’écoute des commentaires sur les radios populaires : « On traite mieux les chiens que les SDF. »
Quelques jours d’enquêtes pour retrouver les trois victimes et leur rendre une dignité qui ne doit pas se résumer à trois lettres, SDF, montrent qu’on traite également le problème avec légèreté. Il y a bien une victime à Saint-Gilles, Jean-Hugues le « maire de Saint-Gilles », et une autre identifiée à Salazie, Christophe, le sans-abri discret de la rivière Fleurs Jaunes. Mais ni la mairie, ni la préfecture, ni les pompiers, ni le parquet n’ont pu ou voulu identifier le SDF qui serait mort au Tampon selon les communications préfectorales et ministérielle.
Doute sur l’annonce de Gérald Darmanin
D’après le CCAS de cette commune, deux personnes sont certes décédées pendant le passage du cyclone mais, à leur domicile, et rien ne permet de faire le lien avec Belal. Le même CCAS précise qu’un sans-abri est mort dans une rue de la Plaine des Cafres mais ce décès remonte au samedi 20 janvier, soit quatre jours après le passage du cyclone et les déclarations de Gérald Darmanin. Donc, là encore, sans lien direct avec Belal.
Au-delà des incertitudes qui pèsent sur le réel bilan humain, 2 (ou 3 ?) sans-abris morts pendant les alertes rouge ou violette et 1 autre mort quelques jours après, c’est bien le signe que des personnes en précarité extrême meurent régulièrement dans les rues de La Réunion. Déjà lors d’un précédent épisode de fortes pluies en août 2021, un sans-abri avait péri, emporté par les eaux à Saint-Joseph. Une première interrogation se porte sur la gestion même de l’événement climatique.
Comment améliorer la mise à l’abri des sans-abris en période d’alerte ? Beaucoup sont connus des services sociaux et ont effectivement reçu une proposition d’hébergement. La plupart s’y sont rendus d’eux-mêmes sautant sur l’occasion pour avoir un toit et un repas. La notion de refus, avancée systématiquement par les autorités, apparaît comme une précaution juridique afin d’être déresponsabilisé en cas de drame. De fait, les gendarmes ont pour consigne de filmer l’expression de ce refus.
La dynamique Covid s’est essoufflée
Christine Torres, sous-préfète à la cohésion sociale reconnaît que des enseignements doivent être tirés du lourd bilan humain de Belal. Elle anime la cellule de crise « solidarité » — pendant des cellules « agriculture » et « économie » — qui doit notamment aider les plus démunis à travers un fonds spécifique. Elle tient à souligner « la mobilisation pleine et entière » des CCAS et de tous les acteurs du social pendant le cyclone.
Mais, concernant les sans-abris, elle fait remarquer qu’« on ne peut pas contraindre comme ça les gens à rejoindre un centre d’hébergement car la liberté de mouvement est un droit constitutionnel, précise-t-elle. Ça implique beaucoup de choses notamment l’accueil de personnes qu’on aurait forcées. Mais il faut y réfléchir.» Pourtant, pendant le Covid, les ordres de rester confinés étaient plus directifs. Et les sans-abris avaient été hébergés dans de nombreuses structures.
La période du Covid a en effet donné lieu à une dynamique de secours social remarquable. Les chiffres de la domiciliation (c’est-à-dire une adresse administrative donnée à un sans-abri) en attestent : 1 689 en 2019 et 2 446 en 2020. Hélas cette dynamique s’est essoufflée alors que la précarité s’est développée. Le nombre de sans-abris est (mal)évalué entre 1 600 et 2 000 à La Réunion.
La Fondation Abbé-Pierre évoque le doublement du nombre de personnes accueillies en accueils de jour : 991 en 2019, 1 845 en 2022. « Ce qui traduit le délitement des solidarités familiales et amicales, dernier filet de sécurité lorsque les politiques sociales n’ont pas permis d’apporter une réponse adaptée.», dit la Fondation dans son dernier rapport sur le mal-logement à La Réunion.
L’aide aux sans-abris s’est fragilisée
Les demandes de mise à l’abri au 115 sont passées de 34 334 en 2020 à 48 565 en 2022 (sources : Abbé Pierre). A noter que les chiffres de la préfecture diffèrent : 84 092 appels au 115 en 2015 et 94 645 en 2022. Matthieu Hoarau cite un dernier chiffre glaçant du Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) : le nombre de nuitées de mise à l’abri est passé de 3 432 en 2019 à 30 569 en 2022.
« Or, les responsables politiques accordent une faible place à la question du logement. La première loi logement du nouveau quinquennat vise « à protéger les logements contre l’occupation illicite ». Elle vient ainsi remettre en cause l’équilibre entre le droit à l’habitat et le droit de propriété », dit la Fondation. A La Réunion la construction de nouveaux logements sociaux est en panne avec 2000 logements construits chaque année soit deux fois moins qu’au début des années 2010 alors qu’il y a 44 000 demandeurs de logements, et que les prix des loyers explosent avec 36% de la population réunionnaise sous le seuil de pauvreté (source : préfecture).
A l’extrême de la pauvreté, la question — « Comment on traite la question du sans-abrisme à La Réunion ?» — reste en attente de réponses. Le Schéma départemental de la domiciliation n’a pas été actualisé depuis 2020. La fusion de la direction de la jeunesse et des sports — chargée de ce dossier — avec la direction du travail a, selon les acteurs de la solidarité, « fragilisé les partenariats ». La sous-préfète à la cohésion sociale affirme que la dynamique va revenir après la réorganisation des services.
En attendant, les sans-abris meurent dans les rues. Et c’est bien plus qu’une réorganisation des services qui pourra inverser la tendance lourde de la précarisation d’une part grandissante de la population.
Franck Cellier
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