[Filière lait] Perquisitions au siège de la Sica Lait

COMMERCE

Des perquisitions menées par les enquêteurs de la répression des fraudes de Paris ont eu lieu au siège de la Sica Lait, à la Plaine des Cafres, vendredi 27 janvier. L’enquête de concurrence porterait sur des soupçons d’abus de position dominante et abus de dépendance économique qu’exercerait donc la Sica Lait sur le marché et sur ses éleveurs laitiers.

La descente n’est pas passée inaperçue. Vendredi 27 janvier, les fourgons de gendarmerie ont escorté les fonctionnaires de la répression des fraudes venus de Paris au siège de la Sica Lait à la Plaine des Cafres. Ils ont tout aspiré : les données des ordinateurs, celles des téléphones portables, ils ont fouillé les placards…

Trois responsables de la Sica Lait étaient particulièrement visés : le directeur en intérim, Sylvain Grondin, le directeur commercial, Jean-Bernard Pinchon, et la comptable. La rumeur dit que l’un d’eux se serait mis à courir pour tenter de fuir en comprenant ce qu’il se passait.

Soupçons d’abus de position dominante

D’autres perquisitions ont eu lieu en parallèle dans des établissements dans lesquels la Sica Lait a des implantations, comme la Cilam (dont elle possède 36% de parts) et l’Aribèv (l’interprofession). Depuis, le quotidien a repris son cours, presque normalement. Comme elle en a la fâcheuse tendance, la direction a tout de même averti son personnel qu’il s’exposait à une sanction interne s’il se risquait à raconter à l’extérieur ce qu’il s’était passé.

Vaches Sica Lait élevage laitier
Vaches Sica Lait élevage laitier

Parallèle Sud l’avait annoncé dès le mois de juillet 2022 : la répression des fraudes enquête sur la Sica Lait. Au cœur de son enquête de concurrence, elle s’intéresserait particulièrement à des soupçons d’abus de position dominante et abus de dépendance économique qu’exercerait donc la Sica Lait sur le marché et sur ses éleveurs laitiers.

Les affaires de concurrence sont traitées par l’Autorité de la concurrence qui délègue des enquêtes à la Brigade interrégionale d’enquêtes concurrence, à Paris. Dans ces affaires, les fonctionnaires rattachés à la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF) sont habilités à effectuer des perquisitions sur autorisation préalable d’un juge des libertés et de la détention. Celles-ci n’ont lieu qu’à partir du moment où les éléments recueillis en amont sont suffisamment probants.

Se cacher pour éviter les ennuis

Sur le site de la DGCCRF, l’abus de position dominante est défini comme le fait « pour une entreprise présente sur un marché, ou un groupe d’entreprises, à adopter un comportement visant à éliminer, à contraindre ou encore à dissuader tout concurrent d’entrer ou de se maintenir sur ce marché ou un marché connexe, faussant ainsi la concurrence. »

Instantanément remonte à la mémoire le témoignage de Cécile Archantec que nous avions rencontrée en septembre 2023. Cette entrepreneuse indépendante d’aliments bio pour animaux nous racontait comment les éleveurs de la coopérative qui se fournissaient chez elle devaient se cacher pour éviter les ennuis. En effet, la Sica Lait possède également 9% des parts de l’Urcoopa. Ses aliments sont environ 30% plus chers que sur le territoire métropolitain.

De son côté, « l’abus de dépendance économique s’observe généralement dans les relations clients-fournisseurs. Il se caractérise par une situation où une entreprise profite abusivement de l’état de dépendance dans lequel se trouve un partenaire commercial. »

Etat de dépendance

Lorsqu’un éleveur décide d’adhérer à la Sica Lait, il s’engage à n’acheter qu’avec la Sica Lait les produits destinés à son élevage. La règle est clairement énoncée dans le règlement intérieur que la coopérative a fait signer à ses adhérents. « Les sociétaires agriculteurs sont tenus de livrer à la Sica Lait la totalité de la production de lait de vache de leur exploitation au risque de se voir appliquer les sanctions prévues à l’article 17 des statuts. »

Si cette clause n’est pas particulièrement choquante, la suivante interroge davantage : « Ils sont également tenus de s’approvisionner en produits, équipements et animaux nécessaires à la réalisation des productions pour lesquelles ils se sont engagés et d’utiliser les services que la Sica est en mesure de leur procurer, dans toute la mesure de leurs besoins. » Ensilage, foin, aliments, adjuvants, produits sanitaires… Un éleveur raconte même qu’on lui a imposé une entreprise pour faire ses travaux.

Intensifier la production

Les adhérents de la coopérative sont rendus dépendants et ont peu de marge de manœuvre. Ils doivent produire une certaine quantité de lait à destination de la coopérative, faute de quoi ils peuvent avoir des pénalités. Ils sont ainsi poussés à activer tous les leviers qui vont intensifier la production. Les vaches par exemple, ne vont pas sortir de leur bâtiment pour éviter qu’elles ne se fatiguent et produisent moins.

En janvier 2024, le prix du litre de lait a augmenté de 8 à 10 cts, il est donc passé de 0,65 à 0,75 cts. « Depuis que je suis installé je n’ai jamais connu d’augmentation », souligne un éleveur sous couvert d’anonymat. « C’est politique tout ça », estime-t-il amer.

Le lait des éleveurs réunionnais est acheté à la Sica Lait à bas prix par les industriels en fonction du cours du lait en poudre français. A ce prix s’ajoute le montant de l’aide européenne, Poséi, que la Sica Lait reverse à l’éleveur (elle est comprise dans le prix).

La « paie de lait »

A la Sica Lait, les éleveurs sont soit en compte 5, c’est-à-dire qu’ils paient leurs charges par eux-mêmes, soit en compte 6, quand la coopérative leur déduit directement leurs charges de la vente de leur lait. Ces charges comprennent ce qu’ils ont acheté au cours du mois, l’eau, l’électricité, mais aussi les dettes qu’ils ont contractées auprès de la coopérative pour l’investissement dans des bâtiments, du matériel, ou des équipements divers. Le reste leur est reversé, c’est arrivé que certains éleveurs se retrouvent avec un reste négatif.

« Ça s’appelle la paie de lait, une forme d’esclavagisme moderne », lâche un observateur choqué, anonyme. « C’est le vendeur qui fait sa facture normalement. Paie de lait ça fait penser à fiche de paie, ça donne l’impression que ce sont des salariés alors que ce sont des producteurs. C’est humiliant. »

« On n’a pas le choix d’être anonyme aujourd’hui », expliquait un éleveur que nous avions rencontré en 2022, au tout début de notre enquête sur la filière lait. « La Sica Lait, c’est une mafia, ils sont capables de ralentir votre demande de prêt à la banque, ou votre livraison d’eau ou d’ensilage. Ils peuvent arrêter de collecter votre lait pendant trois jours ou une semaine, vous retirer votre subvention (Posei) ou vos primes pour quelque temps. Ils peuvent vous retirer vos avantages et facilités de paiement.»

« Une coopérative, pas une société destinée au profit »

« Ils ont oublié la vocation sociale que représente une coopérative pour devenir une société commerciale qui fait du profit », constate un proche du dossier. Au fil des années, l’activité s’est étendue, et l’entreprise a pris des parts dans une large variété de sociétés, ce que rapportait un audit daté de 2015, évoqué dans un précédent article.

La Sica Lait s’est mise à accumuler des réserves, ce qui n’est bien sur pas interdit dans une certaine mesure. « Mais quand tu es une coopérative, tu travailles pour tes adhérents et quelque part, ton bénéfice doit servir tes adhérents. Mais il n’y a jamais eu aucune redistribution. »

A la clôture des comptes à la fin de l’année 2021 (disponibles en libre accès sur le site pappers), la Sica Lait disposait d’une « provision pour risques » de 5 550 000 euros, ce qui avait motivé la formulation d’une réserve du commissaire aux comptes.

« Trésor de guerre »

« Cet trésor de guerre ne pourrait-il pas aider des éleveurs dans la détresse ou alors à renouveler entièrement le cheptel sans passer par l’argent de l’Etat ou d’autres institutions ? » s’interroge notre interlocuteur.

Lors des 60 ans de la filière lait (la seule filière lait des outremers), en juin 2022, la présidente, Martha Mussard, avait annoncé une aide spéciale de 100 000 euros à destination de tout éleveur qui en ferait la demande et des ambitions fortes pour augmenter la production de lait et le nombre d’élevages.

« J’ai demandé le cahier des charges et les conditions pour l’attribution du plan de relance, mais je n’ai jamais eu d’informations », raconte un éleveur. « Moi je ne prendrai pas cette aide parce que je n’ai pas envie d’être pieds et poings liés à cette coopérative. »

Entre 13 et 16 millions de litres de lait produits chaque année

L'ancien élevage laitier transformé d'Elysée Gigan. (Photo JSG)
L’ancien élevage laitier transformé d’Elysée Gigan. 2022. (Photo JSG)

Pendant ce temps-là, le nombre d’éleveurs continue de diminuer et est descendu sous la barre des 50. Il reprend : « Pour sortir il faut pouvoir vendre son lait en dehors mais j’ai pas trouvé. J’essaie de trouver une porte de sortie. »

En ce qui concerne la quantité de lait produite par la Sica Lait, à la Chambre de l’Agriculture, on se prend un peu les pieds dans le tapis. Les chiffres divergent. 13 millions par çi, 16,9 millions par là. Le président Frédéric Vienne reconnaît lui-même que la bonne valeur se trouve « entre 13 et 16, c’est sûr ».

Mais la Sica Lait fait son possible pour contenir la communication autour des chiffres, comme nous le racontions déjà dans un précédent article. Selon un témoin anonyme, un différend aurait opposé les deux instances lors de Miel Vert, il y a quelques semaines, après que la Chambre aurait diffusé des chiffres jugés trop faibles.

Les chiffres recueillis laissent craindre que la production de lait de la coopérative aurait pu passer en dessous du seuil fatidique des 15 millions. En dessous de ce seuil, la coopérative pourrait ne plus pouvoir prétendre aux subventions européennes, le Poséi.

La subvention européenne du Poséi en trame de fond

Cette subvention européenne apparaît un peu comme la trame de fond de cette affaire. En 2021, la Sica Lait a perçu 4 007 K€ de Posei contre 3 688 K€ en 2020, soient 238€ d’aide au 1000 litres, selon le rapport du conseil d’administration daté de 2022. L’aide européenne est collectée par l’Aribèv (l’interprofession) et reversée à la Sica Lait et non à l’éleveur directement. Chaque année, les responsables de la filière se rendent à l’Union européenne pour négocier la poursuite des aides.

« Des contrôles, on en a deux ou trois fois par an » assure l’ancien directeur de la Sica Lait, Charles Adrian. Il attend son audience prochaine devant les Prudhommes après son licenciement qu’il juge abusif intervenu il y a un an à la suite de dissensions avec la présidente.

« Cette enquête, c’est une très bonne chose », reprend un des éleveurs que nous avons rencontrés. « Au moins ça va faire la lumière sur tout ça. Je n’ai pas de nouvelles de la Sica Lait, je suis dans la misère totale. Ils montrent toujours les mêmes éleveurs, comme si tout allait bien mais ce n’est pas la réalité sur le terrain. »

Jéromine Santo-Gammaire

A propos de l'auteur

Jéromine Santo Gammaire | Journaliste

En quête d’un journalisme plus humain et plus inspirant, Jéromine Santo-Gammaire décide en 2020 de créer un média indépendant, Parallèle Sud. Auparavant, elle a travaillé comme journaliste dans différentes publications en ligne puis pendant près de quatre ans au Quotidien de La Réunion. Elle entend désormais mettre en avant les actions de Réunionnais pour un monde résilient, respectueux de tous les écosystèmes. Elle voit le journalisme comme un outil collectif pour aider à construire la société de demain et à trouver des solutions durables.