[Théâtre] Infernal tourbillon d’Histoire en Créolie

LA TRIBUNE DES TRETEAUX : « L’HISTOIRE DE LA RÉUNION EN UNE HEURE » PAR LES PSYCHOPATHES ASSOCIÉS DE LA COMPAGNIE DE LA GARGOUILLE

LIBRE EXPRESSION

Comment définir le théâtre ? Une sacrée aventure, en tout cas, diverse, surprenante et toujours renouvelée… En voici la démonstration !

L’Histoire de La Réunion en une Heure ? Voilà qui est audacieux, un vrai défi à remonter le temps ; à en trier les phases déterminantes ; à en montrer aussi les mensonges et les arcanes : de fait, qui écrit l’Histoire, si ce n’est la classe dominante qui édulcore, efface et reconsidère ? Si ce ne sont encore les médias qui sélectionnent ce qui est montrable ou non, floutent et resserrent le cadrage sur tel ou tel aspect, construisant une Histoire du présent ciblée, orientée et politisée.

Ce courage de la scène, La Compagnie La Gargouille l’a eu ; et ceux qui se nomment Les Psychopathes associés l’ont formidablement démontré. Avec notamment un refus marqué de l’esthétisation : ce choix définit les quatre comédiens qui brossent l’Histoire de notre île. Vêtus de noir, – tee-shirt et short pour les messieurs, petite robe courte pour les dames -, dans une sorte d’uniforme qui les rend interchangeables, ils endossent tous les avatars et toutes les personnalités avec très peu d’accessoires : tout est extrêmement simple, immédiat. Pas de décor donc : les pendrions sont tirés jusqu’au cœur des coulisses ; une armoire de vestiaire constitue le fond de scène ; masques ou autres éléments de transformation sont visibles. Le plateau se met à nu, dénué de tout ce qui distrait les spectateurs de l’essentiel, le texte et l’interprétation. Il s’agit ici d’un théâtre saltimbanque : ils sont quatre banquistes à pouvoir se produire en tout lieu, en n’importe quel espace dédié ou hors les murs. On ne regarde qu’eux et on suit une représentation totalement déjantée : nulle affèterie, pas d’effet d’éclairage, ils sont ici et là, partout sur les planches, avec une énergie à couper le souffle.

Et nous restons rivés à cette forme de représentation très originale qui nous entraîne dans un déroulé temporel incroyable, de la tectonique des plaques aux mouvements magmatiques ; et de ces explosions cosmogoniques, un jour, surgit notre « caillou ». Toute la pièce se construit ainsi, avec une démultiplication de points de vue qui fait la part belle à des animaux aujourd’hui disparus, à des salonnards snobs et très parisiens qui s’étonnent en exprimant très haut leurs avis forcément définitifs ou à des révolutionnaires en fureur. L’Histoire nous embarque et nous chevauchons les incohérences du Temps, en allées et venues entre passé et présent, entre l’Europe et notre île : le grand Cirque du Monde et sa furie avide de conquêtes et de sang versé, les périples navigateurs tout d’abord découvreurs puis colonisateurs, les aléas des alliances entre les nations, rien n’est passé sous silence.

Et tout est exact. Et c’est remarquable, cette vérité historique, ce souci documentaire. Car si nous rions à voir les marionnettes du pouvoir gesticuler en tout sens, nous sommes également sidérés par une totalité qui nomme, date et replace au juste endroit les protagonistes de jadis et de naguère, comme dans un patchwork magistral. C’est étourdissant. Et puis, il y a ce moment d’acmé, ce temps fort d’émotion où, en chant choral, a cappella, les quatre comédiens entonnent un magnifique extrait de l’art patrimonial de Danyèl Waro. Un silence s’ensuit, qui fédère, qui unit. Référence solennelle qui émeut. Mais l’Histoire nous happe de nouveau, dans un infernal tourbillon.

Drôle et crtitique

Il faut dire que la conception de l’ensemble suit une construction particulière. L’auteur, Réda Samoudi, a choisi de faire éclater le rapport à l’Histoire en une vision kaléidoscopique foisonnante : les approches et les personnages se succèdent selon une occurrence et une récurrence très précises. Des reporters, à toutes les époques et en tout lieu, le micro en main, font le point. Une télévision du tan lontan, comme de notre actualité, sonde les faits. On assiste à des retransmissions en direct ; nous sommes submergés d’informations et de discours analytiques sur le vif. C’est rapide et la cacophonie des regards est jubilatoire. S’en mêlent, et y ajoutent leur ressenti, des animaux aujourd’hui disparus, tour à tour déçus ou étonnés de voir les choses évoluer comme l’Humanité les a vécues. Nous retrouvons régulièrement nos aristos en quête de compréhension, emperruqués jusqu’aux yeux. Leur succèdent d’énergiques protestataires au bonnet phrygien. Et puis, il y a Zoizo 974, volatile intemporel, qui nous alerte depuis le ciel où il évolue, incorrigible bavard et observateur attentif. Ou encore Rachid Cosinus, l’expert universitaire qui explicite ce que nous sommes devenus, docte et sérieux derrière ses lunettes d’intello. Sur la scène vide, le Monde existe : un geste et voici des habitués du bistrot, pour quelques brèves de comptoir bien senties. Un masque et le dodo revit. Génial.

L’écriture est effrénée, le rythme éberluant. Mélanie Allart, François Duhem, Cathy Martin et Réda Samoudi sont sidérants, protéiformes ; pétri d’une énergie généreuse, leur talent crée une osmose étourdissante. Ce sont des performeurs, tantôt clowns tantôt danseurs ou encore chanteurs. Une totale réussite théâtrale qui relève audacieusement le défi de raconter la Créolie en une heure de temps. Le public est conquis.  Belle victoire des mots qui slament et claquent et scandent le rap. Tout fait mouche. Le mime crée le gag, la silhouette caricature, la phrase percute. C’est emballant, époustouflant et totalement farfelu. Magnifique diaporama scénique qui mêle l’absurde et le burlesque. Et la critique point sous le drolatique. Bravo !

C’est un immense plaisir de vous savoir de retour dans notre île dont vous êtes les invités de longue date. A une autre fois. Nous y serons.

                                                                                                           Halima Grimal

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A propos de l'auteur

Halima Grimal | Reporter citoyen

Née à Paris, diplômée de La Sorbonne, professeur de Lettres Classiques, Halima Grimal a rapidement ressenti l’appel de « l’Ailleurs ». Elle quitte l’Hexagone à 25 ans vivement désireuse d’élargir ses horizons. Ainsi passe-t-elle plus de deux décennies à enseigner au Maroc, au Gabon, aux USA (San Francisco), en Guinée Conakry.
En 1994, elle découvre l’île de La Réunion : elle est nommée à Saint-Philippe, y reste quatre ans à multiplier les projets pédagogiques ; elle fait la connaissance du comédien Jean-Luc Malet : ils implantent le théâtre dans le Sud et créent la troupe des Banquistes de Bory, qui regroupe une quarantaine d’élèves.
De retour en métropole où ses trois enfants se frottent pour la première fois aux réalités de leur terre d’origine, elle n’a de cesse de repartir. Ce qu’elle fera sept ans plus tard, en 2005 : direction Mayotte.
Et, enfin, ce retour tant espéré à La Réunion, où elle s’installe définitivement en 2009. Au-delà des nominations officielles où elle forge son expérience professionnelle à des pédagogies autres, elle découvre des cultures, des modes de vie, des formes de création, des rapports à l’Histoire vus sous un angle nouveau. Mais, surtout, des gens, artistes ou non, avec qui elle noue des amitiés, auprès de qui elle ne cesse d’apprendre.
Le temps des vacances permet encore une parenthèse de voyages, en Inde, en Chine, en Australie, mais aussi en Europe ; en 1981, elle se rend dans ce que l’on appelle encore « les pays de l’Est ». Depuis La Réunion, elle porte ses pas au Kenya, en Tanzanie et dans les îles de l’océan Indien (Madagascar, Maurice, les Seychelles).
Tout cela nourrit les nouvelles qu’elle écrit et qu’elle rassemble dans une première publication, Vingt-et-un Points de Suture Depuis son retour dans l’île, elle participe à la vie culturelle et artistique de la ville de Saint-Pierre.